Le nouveau livre de Vivek Chibber, The Class Matrix : Social Theory After the Cultural Turn, est un vibrant réquisitoire pour remettre la politique de classe au cœur de la théorie et de la pratique.
Cet ouvrage entend avant tout rétablir le rôle central des forces économiques et structurelles dans l’étude des hiérarchies de pouvoir et de privilèges dans le capitalisme moderne. Cette conception des relations sociales basée sur les classes (conception principalement influencée par Marx et qui a dominé la pensée de gauche jusque dans les années 1970) accorde une place prépondérante aux conditions matérielles qui imposent des contraintes réelles aux choix économiques des individus. Pour Marx, explique Chibber, de telles contraintes économiques ont produit une conscience ouvrière qui amène les travailleurs à s’engager dans des actions collectives centrées sur leurs intérêts économiques, menant finalement à la révolution.
Le « tournant culturel » a commencé par une remise en question du lien entre la classe en soi et la classe pour soi.
Vivek Chibber, professeur de sociologie à l’université de New York, adhère à cette perspective marxiste dans ses grandes lignes. Il estime toutefois que certains de ses éléments doivent être actualisés. Il salue ainsi divers aspects du « tournant culturel », apparu dans les années 1960 et 1970 avec la montée de la Nouvelle Gauche. Il explique que les premiers théoriciens associés au « tournant culturel » ont d’abord cherché à comprendre pourquoi la classe ouvrière, loin d’être le fossoyeur du capitalisme, comme l’avait prédit Marx, s’est au contraire accommodée du statu quo économique. Ces théoriciens soutenaient que la culture (la religion, l’idéologie, etc.) empêchait souvent les travailleurs d’être conscients de leurs intérêts économiques. Chibber goûte beaucoup moins la version plus radicalisée du « tournant culturel », qu’il considère comme dominante dans le milieu universitaire. Une perspective marxiste met l’accent sur les conditions matérielles qui limitent les choix économiques des gens. Certains courants de pensée présents dans le milieu universitaire considèrent au contraire que ces choix reflètent des interprétations du monde qui nous entoure. Selon Chibber, ces courants présentent une vision de la société détachée des intérêts économiques qui la sous-tendent. En définitive, pour lui, cette version du « tournant culturel » mène à une sorte de politique identitaire qui ne tient pas compte de la classe ouvrière. Daniel Steinmetz-Jenkins a discuté avec Chibber de son point de vue sur le marxisme, la classe ouvrière, le « tournant culturel », la politique contemporaine et l’avenir de la gauche. Cet entretien a été édité pour des raisons de longueur et de clarté.
DANIEL STEINMETZ-JENKINS Karl Marx considérait que le conflit économique était inhérent à la structure de classe d’une société, étant donné qu’une classe dominante obtient ses revenus en amenant la classe qui lui est subordonnée à travailler pour elle. C’est, selon Marx, cette contradiction du capitalisme qui a engendré la conscience de classe qui, à son tour, a nourri le désir de révolution. Compte tenu de l’explosion des rébellions ouvrières en Europe dans les années qui ont suivi la mort de Marx, de la montée des partis socialistes, de la révolution bolchevique et des mouvements anticolonialistes dans le monde entier, on comprend aisément pourquoi le marxisme était la théorie sociale la plus répandue parmi les intellectuels progressistes jusque dans les années 1970. Ensuite, de nombreux adeptes de la gauche ont commencé à se détourner du marxisme. À cette époque, on a assisté à ce que l’on a appelé le « tournant culturel ». Il a fortement contribué à éloigner les critiques de gauche de l’analyse de classes marxiste. Comment l’expliquez-vous ?
VIVEK CHIBBER L’analyse de classe marxiste a toujours reposé sur deux assertions. Premièrement, la structure de classe est une donnée incontournable de la vie sociale. Elle est réelle et impose un ensemble de choix et de contraintes aux acteurs économiques, indépendamment de leur culture. Deuxièmement, cette structure de classe objective, la classe en soi, est le principal déterminant de la constitution de la classe pour soi, qui désigne l’organisation consciente des acteurs d’une classe autour de leurs intérêts économiques. Cela signifie aussi qu’il existe des intérêts de classe objectifs, découlant de la structure. La politique socialiste s’est construite sur ce faisceau de concepts. C’est la raison pour laquelle la gauche a toujours commencé chaque campagne politique en analysant la structure de classe locale ou nationale, afin de connaître les intérêts des acteurs clés, de déterminer son électorat, et de concevoir un programme capable d’attirer les classes travailleuses. Elle était convaincue que les classes et les intérêts de classe étaient réels et pouvaient être mis en lumière par une analyse empirique. Le « tournant culturel » a commencé par une remise en question du fait qu’il y avait nécessairement un lien entre la classe en soi et la classe pour soi. On peut comprendre ce qui a motivé cette réflexion. Le marxisme classique insistait sur le fait que, la position structurelle de la classe ouvrière l’amenant à souffrir de son exploitation par les capitalistes, les travailleurs allaient finir par s’organiser et renverser ceux qui les exploitaient. La classe en soi se fondrait alors en une classe pour elle-même et mettrait sur pied un nouveau système. Cela se produirait parce que la structure même du capitalisme porte en elle le conflit, et que ce conflit se traduirait au final par une lutte politique entre les deux classes principales. Dans les années 1950, force était de constater que cette prédiction ne s’était pas concrétisée. L’exploitation et le potentiel de conflit étaient bien présents, mais quelque chose bloquait le processus de constitution de la classe travailleuse en classe pour soi. Quoi de plus naturel, dès lors, que de se demander à quoi tenait ce blocage. Pour la Nouvelle Gauche et certains théoriciens ultérieurs, la responsabilité en revenait à la « culture ». C’est la force de l’idéologie et des institutions culturelles qui avait intégré la classe travailleuse dans le système. Cette intégration culturelle a émoussé, voire renversé la tendance de la structure de classe à pousser les travailleurs vers une conscience politique anticapitaliste. Le problème du marxisme classique, disait-on, est qu’il considère la culture comme acquise et néglige dès lors la possibilité qu’elle puisse interférer dans cette affaire.
À partir des années 1990, le « tournant culturel » est devenu plus ambitieux. Non seulement, la culture intervenait dans le lien entre la structure de classe et la constitution en classe pour soi, mais on lui a attribué un rôle décisif dans la structure de classe même, ce qui est devenu un argument en faveur d’une vision constructiviste à part entière. L’idée de base était la suivante : les acteurs d’une classe déploient une idéologie pour comprendre non seulement leurs intérêts politiques mais aussi leur position économique. Travailleurs et capitalistes doivent impérativement interpréter et comprendre leur position de classe pour pouvoir participer à la structure. Cet acte d’interprétation est une condition préalable à toute action, y compris économique. La structure de classe ne s’activera dès lors que si les acteurs sont socialisés de manière adéquate. La structure de classe elle-même devient donc un effet de la culture.
À la fin du siècle dernier, de larges franges des théoriciens sociaux rejetaient les deux piliers de la vision marxiste classique, faisant de la théorie des classes le parent pauvre de la théorie culturelle.
Pourquoi dites-vous qu’ « au lieu de se demander pourquoi la structure de classe ne parvient pas à mener les travailleurs vers la lutte des classes, mieux vaut tenter d’expliquer comment concrétiser la capacité d’association de la classe travailleuse et mettre en œuvre des stratégies collectives de classe » ?
Le marxisme classique semblait prédire que le fait d’être exploités par les capitalistes pousserait les travailleurs à s’organiser et à tenter de renverser le système. Cette exploitation, censée inciter les travailleurs à s’organiser, était un produit de la structure de classe. Ainsi, par extension, la structure de classe, si elle générait effectivement l’exploitation, motivait aussi les travailleurs à en venir à bout. Or, dans les années 1950, cette prédiction ne semblait toujours pas se confirmer, ce qui a entraîné une profonde remise en question des bases de la théorie des classes marxistes. Mais ces doutes reposaient toutefois sur une erreur, l’idée que, si Marx avait correctement décrit la structure de classe, alors elle devait pousser les travailleurs à s’organiser en vue de la lutte des classes. Mon argument est que la description de Marx est effectivement correcte, mais que les théoriciens de l’après-guerre en ont tiré des conclusions erronées. Ils ont mal compris son impact sur la stratégie politique des travailleurs. Il est vrai que les travailleurs sont poussés à résister de par leur position dans la structure et leur vécu de l’exploitation. Cela ne veut pas dire que cette résistance sera collective pour autant. La réaction normale des travailleurs sera de résister individuellement et d’éviter l’action collective.
Pourquoi ? Principalement parce que, lorsque l’on est sous un contrat de travail, s’organiser coûte excessivement cher. Sans compter les risques conséquents de licenciement ou d’échec des campagnes, etc. que cela comporte. Les travailleurs tendent donc à choisir la facilité en optant pour des moyens plus discrets de défense de leur bien-être, qui sont tous individualistes : résistance passive, absentéisme, sabotage occasionnel. Les personnes chargées de l’organisation constatent généralement que les travailleurs sont plutôt hostiles à la direction, comme le prévoyait Marx, mais qu’ils préfèrent laisser à d’autres la tâche ardue d’organiser des négociations collectives. C’est ce que certains économistes appellent le phénomène des « passagers clandestins ». Ce n’est toutefois pas une conséquence du pouvoir de l’idéologie, mais une réaction rationnelle à leur situation structurelle. La structure de classe qui génère l’antagonisme de classe incite en même temps les travailleurs à résister à leurs employeurs, mais au niveau individuel et non en tant que collectif organisé. En d’autres termes, la structure de classe en soi inhibe le passage à la classe pour soi.
La structure de classe génère des conflits mais elle concourt aussi à individualiser la contestation des travailleurs.
On se trouve donc face à un paradoxe : la description de la structure de classe faite par les marxistes était correcte. Ils avaient aussi raison de dire que cette structure jouait un rôle clé dans la formation de la classe pour soi. Ils se sont toutefois trompés quant à la manière dont elle le faisait. Ils pensaient que la structure même entraînerait la formation en classe pour soi. Je soutiens qu’au contraire, elle l’empêche. Il ne s’agit donc pas tant de savoir comment la classe travailleuse s’est intégrée au système. Ce qu’il faut plutôt comprendre, c’est comment les travailleurs sont parvenus à surmonter tous les obstacles à la formation en classe pour soi lorsqu’ils ont réussi à s’organiser. Le « tournant culturel » est parti d’une mauvaise question.
Dans votre livre, vous tentez de ramener classe en soi et classe pour soi au cœur de l’analyse des réalités de la vie sociale et économique. Que retenez-vous cependant du « tournant culturel » et de sa critique du marxisme ?
Dans ses débuts, encore peu ambitieux, le « tournant culturel » se concentrait sur un phénomène important : le fait que les marxistes n’avaient pas correctement théorisé la manière dont la culture intervient dans le processus de formation de la classe pour soi. Les marxistes savaient que cela se produisait en pratique. Ils avaient même écrit à ce sujet. Ils avaient cependant tendance à circonscrire le phénomène à des questions de stratégie et de tactique, sans l’intégrer à la théorie des classes au sens large. Les observations de la Nouvelle Gauche naissante étaient donc correctes. Elle a même, pendant un certain temps, été à l’origine de très bonnes recherches. Elle avait toutefois une forte tendance à voir la culture comme un facteur négatif, empêchant l’émergence de la classe travailleuse en classe pour soi. C’était, je l’ai dit, parce que la Nouvelle Gauche acceptait le principe marxiste classique voulant que la structure de classe aie pour fonction principale de générer un conflit entre le travail et le capital. La culture était considérée comme un mécanisme atténuant cet effet, avec pour conséquence de stabiliser le système.
Comment les travailleurs sont parvenus à surmonter tous les obstacles pour s’organiser collectivement, c’est ce qu’il faut comprendre.
Dans mon livre, je suggère que la stabilité du système vient de la structure de classe même. Il est exact que la structure génère des conflits, comme l’expliquaient les premiers marxistes, mais elle concourt aussi à individualiser la contestation des travailleurs. La culture, elle, contribue à collectiviser la résistance individuelle des travailleurs. Par conséquent, la culture joue un rôle essentiel dans la formation en classe pour soi. Disant cela, je vais donc à l’encontre de la manière dont le « tournant culturel » l’envisage. Elle a cet effet parce qu’elle est l’un des piliers de la construction d’une identité commune au sein des travailleurs. Comment ? En suscitant chez eux un sentiment d’objectifs et d’engagements communs, ce qui permet de surmonter ce phénomène de « passagers clandestins ». Je soutiens toutefois que cela ne s’apparente en rien à un constructivisme sur le plan des identités, qui continuent à se forger autour d’intérêts communs.
Parlons de votre réflexion sur l’idéologie. Le courant culturaliste explique notamment le fait que les travailleurs tolèrent les injustices et les outrages de leurs conditions de travail parce qu’ils sont aveuglés par l’idéologie des institutions dominantes dont ils font partie. En d’autres termes, ils sont socialisés pour accepter le statu quo. Mais comment le culturaliste parvient-il à discerner cette idéologie qui aveugle le travailleur, tandis que le travailleur ne la voit pas ? N’est-ce pas là une conception un peu élitiste ?
Oui, je pense que c’est profondément élitiste. C’est exactement là où je veux en venir. Si, en matérialiste, l’on part du principe que les gens sont fondamentalement rationnels et tendent à être sensibles à leurs propres intérêts, on est amené à penser qu’ils ont des raisons de suivre des stratégies qui, à première vue, peuvent sembler étranges, voire irrationnelles. C’est l’une des vertus du matérialisme. On est ainsi forcé à leur accorder le bénéfice du doute et à se demander s’il l’on ne passe pas à côté de quelque chose dans leur situation. On ne doit pas pour autant nécessairement considérer leurs actions comme légitimes ou dignes d’être soutenues, mais cela exige de ne pas les traiter comme des idiots. Il peut s’avérer que dans certains cas, on se trouve effectivement face à des idiots, mais, par rapport à la question de base du bien-être des travailleurs, c’est plutôt rare.
Vous affirmez que les théoriciens culturalistes ont dévoyé la pensée du grand penseur marxiste Antonio Gramsci sur l’hégémonie culturelle. Pourquoi ? Quel regard différent portez-vous sur sa pensée ?
À mon avis, Gramsci était un matérialiste plutôt pur et dur, comme tous les autres grands leaders marxistes de sa génération. Les culturalistes, s’il y en avait, étaient tous des intellectuels professionnels. On peut très difficilement lire ses carnets de prison et, en toute bonne foi, en conclure le contraire. On prête à Gramsci le point de vue selon lequel le capitalisme doit sa stabilité à l’hégémonie culturelle que la classe capitaliste a acquise sur les classes travailleuses. Ces dernières en viennent à accepter leur position dans le système parce que leur vision du monde est façonnée par les institutions politiques et idéologiques. Les classes travailleuses sont socialisées pour consentir au capitalisme. Selon cette lecture des choses, Gramsci serait donc le premier grand culturaliste marxiste.
Or, comme d’autres avant moi, j’affirme que cette interprétation de Gramsci est profondément fausse. Il soutenait effectivement que la classe dirigeante s’arrogeait le consentement des masses, tout comme il a développé une théorie de l’hégémonie. En revanche, il n’a jamais laissé entendre que l’hégémonie était une construction culturelle. Il a été très clair sur le fait qu’elle s’appuie sur les avantages matériels que le capitalisme procure aux travailleurs, tant qu’il reste dynamique et en croissance en tant que système. Les travailleurs consentent au système tant qu’ils gagnent en bien-être. Leur consentement est donc fondé sur des intérêts matériels, et non sur le pouvoir de l’idéologie.
Pour moi, Gramsci est donc un matérialiste. Mais je soutiens aussi que ce Gramsci matérialiste s’est trompé. Il avait souligné, à juste titre, que le consentement se base sur des intérêts matériels, mais il avait tort de suggérer que la stabilité du capitalisme reposait sur l’acquisition du consentement. Selon moi, cette stabilité ne repose pas sur le consentement, mais sur le fait que les travailleurs se résignent face à leur situation. Ils sont généralement conscients d’être lésés, mais les contraintes qui pèsent sur leur action collective les font douter de la possibilité d’y changer quoi que ce soit. Ils s’accommodent donc de leur situation, ne voyant pas d’alternative.
Il arrive aux capitalistes d’obtenir le consentement des travailleurs, parfois même largement, mais il est toujours précaire, et au mieux inégal. Il a pu être majoritairement absent durant de longues périodes, notamment au cours de l’ère néolibérale aux États-Unis et notamment dans le Sud où c’est la norme. Et pourtant, cette absence de consentement n’a pas incité les travailleurs à se rebeller. Pourquoi ? Si le système ne se maintenait que grâce au consentement, son absence devrait déclencher une instabilité massive. Or, ce n’est pas le cas. Partant, nous devrions au moins envisager la possibilité que le capitalisme n’ait jamais reposé sur le consentement, qu’il s’agissait au mieux d’un mécanisme secondaire.
Vous démontrez avec force la particularité des conditions historiques qui ont vu naître les mouvements de la classe travailleuse et les partis socialistes entre la fin du 19e siècle et le milieu du 20e siècle. Compte tenu de ces circonstances historiques, pourquoi ceux qui cherchent aujourd’hui à ranimer les institutions de la classe travailleuse auraient-ils tort de s’inspirer du passé pour ce faire ?
Il faut bien distinguer les grands principes et stratégies des tactiques plus spécifiques. Au niveau des principes de base de l’organisation et de la stratégie politique, je pense que le passé est une source d’inspiration intéressante. Si l’on ambitionne de réellement de faire reculer le néolibéralisme et d’évoluer vers une société plus égalitaire, cela nécessitera toujours l’influence politique qu’a pu revêtir le mouvement ouvrier autrefois. Tout parti politique désireux de concrétiser un tel programme devra construire une base ouvrière. Le programme, quant à lui, devra toujours être universaliste, bien loin du type de politique identitaire menée par l’élite que nous connaissons aujourd’hui. L’organisation de la classe travailleuse devra toujours passer par les syndicats. Les syndicats, eux, devront s’efforcer d’instaurer une véritable démocratie et un respect mutuel dans leurs rangs, comme l’ont fait les syndicats de gauche au cours des décennies précédentes. Tout cela reste très pertinent.
C’est parce que les intellectuels critiques se sont de plus en plus isolés du mouvement ouvrier que le « tournant culturel » s’est produit.
Il est toutefois évident que le paysage a beaucoup changé et que les tactiques utilisées pour mettre en place une telle stratégie devront être très différentes. Je pense que c’est clair pour tout le monde. Le grand défi intellectuel ne réside pas là. Le défi consiste d’abord à défendre la pertinence des principes socialistes à l’ancienne au sein d’une culture intellectuelle de gauche qui a été ravagée par une politique identitaire très étriquée et très élitiste, puis à déterminer concrètement la nouvelle orientation tactique. C’est très difficile en ce moment, parce que ce genre de connaissances tactiques est une sorte d’« apprentissage par la pratique », or, comme la gauche ne « fait » pas grand-chose, elle ne peut pas vraiment « apprendre » non plus. La gauche est tellement déconnectée de la classe travailleuse que ses débats se cantonnent exclusivement au niveau théorique, sans aucune expérience pratique réelle pouvant servir à mettre cette théorie à l’épreuve.
Vous citez l’économiste Thomas Piketty pour affirmer que les partis sociaux-démocrates occidentaux ne considèrent plus la classe travailleuse comme leur base, préférant s’appuyer bien davantage sur les couches professionnelles diplômées. Dans quelle mesure pensez-vous que cette désaffection pour la classe travailleuse est le résultat du « tournant culturel » que vous décrivez ? Et comment votre intervention (consistant à s’inspirer du « tournant culturel » pour développer une nouvelle approche matérielle de la classe) pourrait-elle fournir des moyens pour combler ce gouffre le cas échéant ?
Je ne pense pas que le glissement de la base sociale des partis ouvriers soit dû au « tournant culturel ». C’est plutôt le contraire : c’est parce que les intellectuels critiques se sont de plus en plus isolés du mouvement ouvrier que le « tournant culturel » s’est produit. C’est ce que je défends dans le dernier chapitre de mon livre et, plus spécifiquement, dans d’autres articles. C’est aussi un fait largement reconnu aujourd’hui parmi les quelques socialistes qui subsistent dans le monde intellectuel. Comment expliquer, dès lors, la rupture entre les partis ouvriers et la classe travailleuse ? Franchement, nous n’avons pas trouvé de réponse satisfaisante à cette question. Piketty déclare aussi forfait, ce qui en dit long. Je n’ai lu aucune analyse pertinente à ce sujet.
Nous savons que, puisque cela s’est produit un peu partout, dans des contextes très divers, cette désunion est liée à des changements structurels très profonds du capitalisme et non à une quelconque transformation locale. Nous identifions aussi globalement ces changements : la désindustrialisation en cours depuis les années 1960, la généralisation de l’enseignement supérieur, l’explosion du travail administratif, l’évolution de l’écologie sociale urbaine et toutes les pressions électorales que ces changements exercent sur les partis sociaux-démocrates. Ce que nous ne comprenons pas encore bien, c’est comment ces facteurs ont interagi et quelle a été la hiérarchie entre ces différentes causes. En d’autres termes, nous pouvons les lister, les décrire, mais nous sommes incapables de les analyser.
Tout parti politique désireux de faire reculer le néolibéralisme, et d’évoluer vers une société plus égalitaire, devra construire une base ouvrière.
Comment mon approche pourrait-elle nous aider à combler ce fossé ? En fait, ce n’est pas vraiment mon approche en soi qui peut servir, mais plutôt ma façon de l’élaborer qui, je pense, ressemble au travail de l’organisation syndicale pendant des décennies. Vous ne pouvez pas organiser le peuple si vous ne respectez pas les gens, leurs besoins, leurs inquiétudes, leurs ambitions. Vous ne pouvez pas les organiser si vous les traitez comme des idiots. Le choix de l’hypothèse rationnelle impose de partir du principe que les travailleurs sont motivés par des préoccupations réelles et ne sont pas naïfs. On est ainsi forcé à être attentif à leur situation et à la façon dont celle-ci peut être à l’origine des choix qu’ils font. En fait, on part du principe que nous manquons de connaissances, pas eux. C’est ensuite que l’on élabore un programme politique qui répondra à leurs intérêts et à leurs préoccupations. Ce cheminement était au cœur de l’organisation syndicale pendant des décennies, et tout cela repose sur l’hypothèse de la rationalité. Je ne vois vraiment pas comment on peut organiser les gens et les mobiliser si on les considère comme des mystères sur le plan idéologique.
À la lecture du dernier chapitre du livre, vous ne donnez pas l’impression de penser que la gauche arrivera à résoudre l’énigme de l’organisation de classe dans le contexte social, politique et économique actuel. Vous affirmez, par exemple, que « la nouvelle vague populiste de la dernière décennie est le nouveau visage de la rébellion de la classe travailleuse ». Une grande partie de cette rébellion se manifeste dans les mouvements nationalistes de droite. Vous indiquez clairement que la solution exigera que les classes s’organisent pour créer un nouveau cadre, mais que la gauche ne l’a pas encore compris. Voyez-vous des motifs d’espoir ? Qu’est-ce qui serait susceptible de compenser les forces qui font qu’il est si difficile d’organiser la résistance ? Comment, par exemple, cultiver la solidarité ?
Ce qui me donne de l’espoir, c’est que, pour la première fois en 40 ans, le débat politique a dépassé les paramètres du discours néolibéral. Pour la première fois depuis l’élection de Ronald Reagan, la gauche (telle qu’elle est) parle à nouveau de vraie politique. Et, dans le grand public, les gens se sont rendus compte qu’on peut imaginer des alternatives au néolibéralisme. C’est un grand pas en avant et c’est Bernie Sanders qui en a été le moteur.
Mais, comme vous le dites, ce sont davantage les mouvements de droite qui captent le mécontentement par rapport à la barbarie des dernières décennies. Et on voit bien pourquoi : ils sont la seule force organisée qui semble prendre au sérieux la frustration de la classe travailleuse. Le courant dominant de la gauche est considéré (à juste titre, à mon avis) comme élitiste et ouvertement méprisant vis-à-vis des travailleurs, plus préoccupé par la guerre identitaire que par la lutte des classes. Tant que cela ne changera pas, il n’y aura pas d’espoir. Il n’y aura pas d’avenir tant que la gauche n’apprendra pas à respecter les travailleurs ordinaires tels qu’ils sont, à prendre au sérieux leurs intérêts et leurs préférences, puis à travailler en leur sein, comme elle l’a fait pendant des dizaines d’années. Il y a des indices réels qui montrent que des gens de gauche s’en rendent compte. Mais cependant pas parmi les gens de mon âge ou les plus anciens de la Nouvelle Gauche. Je pense que ces deux générations sont une force épuisée.
Mais on voit vraiment chez les jeunes militants une prise de conscience que, sans le mouvement ouvrier, on ne peut pas réellement espérer de changement politique. L’effondrement du gouvernement Biden les a sans doute galvanisés. J’espère que l’expérience accumulée au cours des cinq ou six dernières années a donné naissance à une couche d’organisateurs et d’intellectuels qui se retrousseront les manches et initieront un nouveau cycle de construction des institutions. Une partie de ce défi sera d’ordre intellectuel : se débarrasser du bagage du « tournant culturel » et du bagage postmoderne. Mais, fondamentalement, il se devra d’être organisationnel et politique.