Tout comme la droite libérale en Belgique, l’extrême droite italienne de Giorgia Meloni oppose les travailleurs modestes aux allocataires sociaux dans le but de diviser et de s’attaquer à la classe travailleuse dans son ensemble.
L’Italie atteint de nouveaux sommets dans la dérégulation. Le « décret travail » s’attaque à différents pans des relations entre travailleurs et employeurs : extension des contrats à durée déterminée, baisse supplémentaire des cotisations, extensions des vouchers (« chèques travail »), suppression du revenu de citoyenneté. Celui-ci avait permis à un million d’Italiens d’échapper à la pauvreté absolue durant la pandémie. Il est remplacé par des mécanismes de « retour à l’emploi » : une aumône est versée aux chômeurs qui acceptent de suivre une formation… avec pour contrepartie l’obligation d’accepter une offre d’emploi sur n’importe quelle partie du territoire. Face à cette attaque en règle contre le droit du travail, l’opposition se contente de protestations symboliques.
Le choix d’inaugurer le « décret travail » le 1er mai illustre l’approche conflictuelle de la Première ministre à l’égard des syndicats, visant à opposer le volontarisme du gouvernement à l’inertie des organisations syndicales. À cette occasion, la séance du Conseil des ministres s’est transformée en tribunes, et des déclarations polémiques se sont succédées, visant à opposer deux Italie : l’une dévouée à la résolution des problèmes du pays, l’autre occupée à flâner en ville.
Baisse des cotisations et suppression du revenu de citoyenneté
Dans le détail, on ne constate pourtant aucune nouveauté par rapport aux réformes du droit du travail des trente dernières années, à commencer par la mesure phare : la baisse des cotisations. Selon les mots de Giorgia Meloni, il s’agirait d’une disposition « historique » par son ampleur. En réalité, la réduction de la pression fiscale et des cotisations s’insère dans une trajectoire de long terme, qui a vu se succéder des gouvernements aux couleurs politiques différentes, du deuxième gouvernement Prodi (2007) au gouvernement Renzi (2014-2016), jusqu’au dernier exécutif dirigé par Mario Draghi (2021-2022). Avec des effets nuls ou régressifs sur les revenus des travailleurs.
L’obligation d’accepter n’importe quelle offre d’emploi sur l’ensemble du territoire national est confirmée.
En outre, la somme allouée par le gouvernement Meloni – environ 4 milliards d’euros – est inférieure à celle mobilisée par ses prédécesseurs : le coût annuel du « bonus Renzi » était de 10 milliards [ce bonus de 80 euros mensuels était destiné aux travailleurs à faibles revenus, NDLR], tandis que la mesure de réduction des cotisations du gouvernement Draghi a été compensée par des versements qui ont coûté entre 7 et 8 milliards. Dans une perspective temporelle limitée de juillet à décembre pour l’année 2023.
Mais le point décisif du « décret travail » réside dans les financements qu’il mobilise : coupes dans les dépenses sociales (la suppression du revenu de citoyenneté) et fiscalité régressive, c’est-à-dire un accroissement des impôts sur les travailleurs eux-mêmes. En effet, les cotisations qui ne seront pas versées par les travailleurs dans les caisses de l’État ne seront pas déductibles des revenus déclarés, elles contribueront donc à augmenter l’assiette fiscale via l’Impôt sur le revenu des personnes physiques (IRPEF).
L’allègement des cotisations doit être mis en lien avec l’autre cheval de bataille du gouvernement : l’abolition du revenu de citoyenneté. La mesure symbolique du Mouvement cinq étoiles – qui, pendant la pandémie, selon les données de l’ISTAT (Istituto nazionale di statistica) et de la Banque d’Italie, a permis à un million de personnes de ne pas sombrer dans la pauvreté absolue – est balayée par une mesure instituant une discrimination entre les individus en situation de pauvreté absolue. Le revenu de citoyenneté n’existera plus pour les personnes « employables », c’est-à-dire les individus âgés de 18 à 59 ans qui, bien qu’ils soient en situation de pauvreté absolue, n’ont pas d’enfants, de personnes âgées ou handicapées à charge. Selon les estimations officielles, ils représentent un quart des bénéficiaires du revenu de citoyenneté, soit environ 615 000 personnes.
Pour eux, le gouvernement a pensé à un dispositif « d’aide au retour à l’emploi », une allocation d’à peine 350 euros versée pour une durée maximale de 12 mois et liée à une obligation de formation. Ainsi, si un bénéficiaire participe à une formation de deux mois, la durée de versement de l’allocation ne sera que de deux mois. Par ailleurs, l’obligation d’accepter n’importe quelle offre d’emploi sur l’ensemble du territoire national est confirmée. Pour les familles avec des mineurs, des personnes âgées ou handicapées, l’allocation s’élève à 500 euros, pour une durée de 18 mois et une possibilité de prolongation d’un an.
Le message, à peine voilé, fait du chômage un choix personnel, niant les effets des facteurs sociaux. Cette approche justifie le démantèlement d’un système universel de protection sociale, considéré comme un facteur de découragement de la recherche active de travail – en langage néolibéral, de « l’activation (individuelle) au travail ».
Si la protection sociale est transformée, passant d’un droit universel à un système de « récompense » qui catégorise les individus et protège uniquement ceux qui le méritent, alors le salaire cesse d’être un droit à revendiquer en compensation d’un travail accompli. Il devient une concession que l’État accorde en se substituant aux entreprises.
La baisse des cotisations et l’érosion du système de protection sociale deviennent les deux faces de la même médaille, pour des raisons comptables.
La baisse des cotisations et l’érosion du système de protection sociale deviennent les deux faces de la même médaille, pour des raisons comptables – cette baisse est aussi financée par la suppression du revenu de citoyenneté -, mais également pour des raisons politiques et idéologiques précises. L’objectif du gouvernement est de saper les liens de solidarité qui rapprochent le sort de ceux qui travaillent, souvent avec des salaires de misère, du sort de ceux qui vivent en marge de la société. Le revenu de citoyenneté est ciblé pour la fonction qu’il remplit sur le marché du travail : garantir un salaire de réserve pour parer aux phénomènes d’hyper-exploitation qui touchent de larges secteurs.
En l’absence de formes de salaire minimum capables d’offrir une protection face aux salaires de misère, le revenu de citoyenneté représentait la dernière ressource contre la pauvreté et la précarité de l’emploi. Sa suppression décharge les entreprises de leur responsabilité et les classes populaires qui ne pourront plus compter sur une protection universelle, se retrouveront à lutter dans un contexte marqué par des salaires de misère et une instabilité de l’emploi.
Un décret pour les entreprises
Les entreprises sont les bénéficiaires de ces mesures, elles ne seront plus incitées à augmenter les salaires et seront exemptées de tout engagement à renouveler les conventions collectives. Un cadeau supplémentaire, dans un contexte où les contrats d’environ sept millions de travailleurs arrivent à expiration – tandis que pour les autres, la dynamique salariale n’est pas en mesure d’amortir la flambée des prix. Par ailleurs, les primes pour les entreprises embauchant des bénéficiaires de l’aide au retour à l’emploi ont été renforcées, avec des exonérations de cotisations qui passent à 100 % pour les contrats à durée indéterminée et jusqu’à 50 % pour ceux à durée déterminée. Une véritable redistribution des revenus : de la protection sociale et des salaires vers les profits et la rente.
Le fait que les entreprises soient les principales destinataires des mesures gouvernementales est confirmé par la prise de mesures d’intervention sur le marché du travail. Et notamment en ce qui concerne les règles libéralisant les contrats à durée déterminée et celles liées à l’extension des « chèques travail ». La première mesure confère à la négociation collective – et en son absence au contrat individuel – la tâche d’indiquer les causes du contrat de travail pour les contrats ayant une durée maximale de 24 mois. Se faisant, la responsabilité de la régulation contractuelle est déplacée de la loi (« décret dignité », aboli) pour être transférée aux partenaires sociaux.
Une manière de permettre aux entreprises d’exercer leur pouvoir sur le terrain le plus favorable : l’unité de production individuelle, limitant ainsi les leviers de négociation des travailleurs, qui seront contraints d’accepter des emplois précaires.
Une situation qui affecte principalement les jeunes générations, qui représentent la catégorie la plus frappée par la généralisation des CDD. 34% des moins de 35 ans ont un contrat à durée déterminée, et plus de deux jeunes sur trois vivent encore chez leurs parents en raison de l’instabilité du travail et des revenus. Un fait macroscopique que le gouvernement ignore dans sa propagande quotidienne sur le thème de la faible natalité.
Plus de deux jeunes sur trois vivent encore chez leurs parents en raison de l’instabilité du travail et des revenus.
La deuxième mesure étend l’utilisation des « chèques travail » en augmentant la rémunération par travailleur individuel de 10 000 à 15 000 euros par an et en supprimant les contraintes d’embauche pour les entreprises [ces « chèques travail » permettent aux entreprises de payer des travailleurs sans cotisation NDLR]. En particulier dans les secteurs liés au tourisme : plus d’obligation d’embaucher uniquement certaines catégories de travailleurs (les moins de 25 ans et les retraités). Dès maintenant, tout le monde pourra être embauché avec des « chèques travail ». De plus, les entreprises qui emploient jusqu’à 10 salariés pourront faire usage de ces chèques (auparavant, la limite était fixée à 8 salariés) et dans les secteurs des conférences, foires, événements et des établissements thermaux, la limite est étendue aux entreprises de 25 salariés.
Si le gouvernement prétend que l’ensemble de ces mesures permettra d’accroître la productivité du pays, le lien entre libéralisation du marché du travail et productivité est aujourd’hui remis en cause par une série d’institution internationales – y compris celles que l’on ne pourra pas suspecter d’hostilité idéologique au libéralisme économique, à l’instar du FMI. Au sein des pays de l’OCDE, l’Italie risque d’aggraver son triste bilan en matière de niveau de salaires.
La suite dépendra de l’habileté des oppositions à construire un front commun pour contrer les politiques économiques et sociales du gouvernement Meloni. Le tableau actuel est tout sauf rassurant : aujourd’hui plus que jamais, la capacité de mobilisation manque. Les partis et syndicats semblent loin d’être conscients de la gravité de cette étape.
Côté parlementaire, le Parti démocrate et le Mouvement cinq étoiles semblent plus enclins à la compétition pour l’accaparement du profit symbolique dans l’opposition au gouvernement qu’à la coopération pour construire un front majoritaire. Par ailleurs, une analyse approfondie des effets des mesures du gouvernement Meloni manquent – à commencer par le lien pourtant étroit entre crise de la protection sociale et pauvreté des travailleurs.
En outre, le Parti démocrate et plus récemment le Mouvement cinq étoiles insistent sur la nécessité de réduire les impôts et les taxes sur le travail, en guise de mesure de soutien à la dynamique salariale. Cette perspective naît d’une culture politique interclassiste : la réduction des cotisations constitue une tentative de conjuguer croissance des salaires et garantie du profit, neutralisant le conflit social entre ces deux impératifs.
Une tentative qui ne prend pas en compte l’effet de la réduction des impôts et des taxes sur le travail : le démantèlement de l’État-providence, autrement dit la principale conquête des classes ouvrières.
De manière analogue, au cours des dernières décennies les organisations syndicales ont reculé sur le terrain des salaires et de la répartition des revenus, pour déployer leur action sur le domaine de la fiscalité et de la redistribution. Ce n’est pas un hasard si, même dans les programmes syndicaux, la question de la réduction des impôts sur le travail a pris plus de poids que le thème central de la distribution primaire des revenus. Ces derniers mois seulement, la question du salaire minimum s’est trouvée au cœur du débat au sein des organisations syndicales. Cependant, la résistance interne au niveau intersyndical s’illustre par l’absence d’une stratégie de mobilisation commune et par un manque de clarté sur les objectifs. Un retard qui risque d’aggraver la désillusion et la méfiance à l’égard de la représentation politique et syndicale, offrant au gouvernement un terreau favorable pour faire accepter un programme de casse sociale.