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L’assassinat du président du Parti communiste de Belgique, une affaire longtemps étouffée

Adrian Thomas

—18 août 2025

18 août 1950 au 65 rue de la Vecquée, à Seraing. Il est 21h15 quand Géraldine Noël appelle son mari à la porte d’entrée. Deux inconnus s’y sont présentés et le demandent. Lahaut s’avance. Cinq coups de feu sont tirés sans prévenir. Le président du Parti communiste de Belgique (PCB) a été assassiné. « Noss’ Julien », comme les ouvriers sérésiens l’appelaient, a mené durant 65 ans une vie extraordinaire, traversée par toutes les grandes luttes sociopolitiques de la première moitié du XXe siècle, avec toujours la même exigence : une fidélité intangible envers sa classe. 65 ans, c’est aussi le temps qu’il faudra pour découvrir les commanditaires de son assassinat : Lahaut n’a été abattu ni par hasard et ni par n’importe qui. Mais tout n’est pas encore éclairci.

Un dirigeant syndical combatif

Julien Lahaut est né en 1884 à Seraing, une banlieue industrielle de Liège en Wallonie (sud de la Belgique). Enfant de la classe ouvrière, le petit Julien est dès sa plus tendre enfance emporté dans les premières grandes luttes prolétariennes, comme les grèves pour le suffrage universel. Son père, chaudronnier, est un pionnier de la section socialiste de la Cité du Fer. À ses 14 ans, Julien quitte l’école, comme tous les enfants d’ouvriers, et est engagé chez Cockerill, fleuron de l’industrie belge. Toute la vie économique de la région tourne autour de cette énorme entreprise sidérurgique. Les conditions de vie ouvrière sont toutefois précaires. Lahaut entame rapidement le combat syndical. Il est au premier rang des métallurgistes lors de la grève de 1902 et est licencié en représailles. Il retrouve par après du travail au Val St-Lambert et cofonde le syndicat « Relève-toi » : c’est l’ancêtre liégeois de la Centrale des Métallurgistes (CMB), l’actuelle MWB au sein de la FGTB (le grand syndicat rouge). Il en devient permanent syndical en 1908, suite à une grève au Val St-Lambert et à un nouveau renvoi. Une autre gréviste, Géraldine Noël, est congédiée en même temps pour la même raison. Lahaut et elle se marieront peu après. Le travail de terrain de Lahaut permet au syndicat des métallurgistes de se structurer dans tout le bassin industriel liégeois1.

Toujours en première ligne de la lutte des classes, Lahaut est écroué en 1913 à la prison de St-Léonard durant la dernière grève générale pour le suffrage universel, pour « atteinte à liberté du travail en proférant des injures contre ceux qui travaillent ». La solidarité ouvrière n’a jamais été un vain mot pour Lahaut, quitte à prendre des (grands) risques. C’est un homme entier qui donne tout de sa personne dans le combat de sa classe et il le démontrera à maintes reprises.

Vient la Grande Guerre. La Belgique est occupée. Lahaut est enrôlé et rejoint un corps d’autos blindés. Cette troupe d’élite est envoyée en Russie pour combattre les Allemands sur le front ukrainien. Les combats sont d’une grande violence. L’escadron observe en 1917 la révolution russe à distance et sympathise avec des bolcheviks, les partisans du pouvoir populaire des Soviets (conseils ouvriers et paysans). Lahaut rentre en 1918 de Russie avec la conviction que Lénine a raison. La révolution est à portée de main. L’Union soviétique apparaît aux yeux du monde ouvrier comme une « grande lueur à l’Est », selon le titre d’un roman de Jules Romains.

Adrian Thomas est historien du syndicalisme belge. Il collabore souvent au dictionnaire du mouvement ouvrier (Le Maitron) et au CArCoB. Il a notamment publié « Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi » (Aden), distingué par le Prix CArCoB 2021.

De retour à Seraing, Lahaut reprend son poste de permanent syndical. En 1921 a lieu la grève d’Ougrée-Marihaye. Lahaut en prend la tête, contre l’avis de ses camarades socialistes, et son issue marquera sa rupture avec la social-démocratie. C’est un conflit social très dur et très long. Au bout de sept mois de blocage, la fédération syndicale coupe les indemnités de grève. Le Parti ouvrier belge (POB), qui englobe le syndicat dans ses rangs, tient à rester au gouvernement en ménageant ses partenaires libéraux et catholiques. Ce désaveu est un poignard dans le dos des familles ouvrières qui se sont saignées aux quatre veines dans cette grève. Lahaut leur reste fidèle et organise l’accueil de leurs enfants dans des familles d’accueil. Lahaut est à nouveau arrêté. Les permanents socialistes en profitent pour liquider la grève et le dénigre dans la presse syndicale. Lahaut est exclu dans la foulée de la Centrale des métallurgistes2. Il faudra attendre 2010 pour que Francis Gomez, président de la MWB de Liège, ne le réhabilite officiellement.

Lahaut réagit en adhérant à un syndicat indépendant, les Chevaliers du Travail, ainsi qu’au tout nouveau Parti communiste de Belgique. Avant même d’y prendre sa carte, Lahaut est à nouveau mis aux arrêts en 1923. Il sera détenu durant sept mois, accusé d’être l’un des 17 auteurs d’un grand complot communiste contre l’État3. Acquitté, Lahaut prend rapidement une responsabilité à la direction du PCB. Il est élu en 1926 conseiller communal et ce mandat sera renouvelé jusqu’à sa mort. Il devient conseiller provincial de Liège en 1929 puis est élu en 1932 député, suite à la rude grève des mineurs de 19324. Multipliant les meetings à travers les communes révoltées du Borinage, Lahaut est arrêté et ne quittera la prison que pour entrer à la Chambre des Représentants, désormais protégé par l’immunité parlementaire, où il répercutera de sa forte voix la colère populaire. Il ne quittera plus les bancs de l’hémicycle, sauf durant l’Occupation.

De l’antifascisme à la Résistance ouvrière

C’est en effet à cette période que se profile la menace de guerre. L’extrême-droite prend l’ascendant. Déjà en 1924, galvanisées par Mussolini, les premières chemises noires belges tentent un coup de force sur Liège. Par antifascisme, Lahaut et un groupe de métallurgistes les bousculent, les faisant refluer. Lahaut en gardera la canne d’un des miliciens en trophée. Le 1er mai 1933, en réaction au coup d’État nazi, un cortège de Jeunes Gardes socialistes arrache du consulat allemand le drapeau à croix gammée. Le député le brandit au Parlement pour dénoncer la complaisance de la droite envers Hitler. À l’Expo universelle de Bruxelles en 1935, Lahaut perturbe le pavillon italien, quitte à être arrêté et condamné. Son antifascisme s’illustre aussi envers l’aide à l’Espagne républicaine, aux prises avec le général fasciste Franco. Les forces populaires du gouvernement démocratique de gauche ne font pas le poids face aux troupes franquistes, puissamment armées par Hitler et Mussolini. Le PCB organise de grandes collectes de solidarité pour la République espagnole. Lahaut conduira deux convois de vivres à Valence et Madrid. Il encourage les volontaires des Brigades internationales à lutter les armes à la main contre les fascistes et héberge trois enfants de républicains. À la Chambre, le député demande en 1939 au gouvernement d’en faire autant avec les enfants juifs, traqués par l’Allemagne nazie.

Arrivent l’invasion du 10 mai 40 et l’Occupation allemande. Lahaut s’occupe dans un premier temps de ramener de France les réfugiés de l’Exode. Les Allemands l’ont à l’œil mais le laissent faire. Lahaut s’évertue à relancer clandestinement l’appareil du PCB et pousse son camarade Louis Neuray à être élu délégué syndical principal des ACEC-Herstal. En décembre 40, Neuray met l’usine en grève, à la barbe des nazis. C’est l’une des premières actions significatives de la résistance syndicale5. En janvier 1941, Lahaut fait capoter un meeting de Léon Degrelle, le leader fasciste wallon, pourtant protégé par l’Occupant. Mais l’acte de défiance le plus fort aura lieu en mai. La « grève des 100 000 » est sans doute l’événement le plus emblématique de toute la résistance ouvrière belge. Oser la grève contre les nazis et, en plus, la gagner est un symbole d’espoir sans commune mesure à une époque où le désespoir régnait face à un Hitler triomphant6. Le succès de la grève et le rôle dirigeant de Lahaut à sa tête hausse largement le prestige des communistes. Ces actions démontrent aussi que les communistes n’ont pas attendu l’invasion de l’URSS le 22 juin 1941 pour entrer en résistance, comme c’est souvent rabâché à toutes les sauces.

Lahaut est toutefois arrêté un mois plus tard, avec près de 2000 militants de gauche, surtout des communistes. Emmené à la citadelle de Huy, il tente de s’évader à trois reprises mais se blesse et est repris. Lahaut est déporté en septembre 1941 au camp de concentration de Neuengamme. Retrouvant ses camarades d’infortune venus de Breendonk, Lahaut, horrifié à la vue de leur état de faiblesse, aurait incité ses amis issus de la forteresse de Huy à partager leurs maigres réserves de nourriture. Cette solidarité sera systématisée avec les nouveaux détenus. Cette entraide ne sauve pas que les corps mais aussi le moral des prisonniers. C’est vital dans l’enfer concentrationnaire nazi. Des communistes allemands l’aident à guérir de la dysenterie. Accusé de sabotage, Lahaut est condamné à mort en juillet 1944 et est envoyé à Mauthausen, un camp bien plus dur encore. C’est là-bas qu’un prince polonais dira de lui, impressionné par son sens de la fraternité, qu’il « portait le soleil dans sa poche et en donnait un morceau à chacun ». Un détenu français le qualifiera de « roi de la solidarité ». Mais Lahaut est en 1945 à l’article de la mort et reviendra en Belgique terriblement aminci. Il fait l’objet de toutes les sollicitations de ses camarades au cours de son retour et doit passer plusieurs semaines en revalidation.

Président d’honneur du Parti communiste de Belgique

La popularité de Julien Lahaut dans les années d’après-guerre est à son summum. Le PCB ne s’y trompe pas en lui confiant la présidence honorifique du parti. C’est une époque où le fond de l’air est rouge, où les grèves fusent de toute part, où la FGTB est pluraliste, où des ministres sont communistes et où le PCB se hisse comme troisième parti du pays, avec 87 000 membres. À Seraing-la-Rouge, c’est le premier parti. Lahaut est pressenti pour prendre le maïorat mais les socialistes parviennent à manœuvrer pour qu’il se contente de l’échevinat des finances. Mais à partir de 1947, la Guerre froide pointe son nez. Les communistes redeviennent des parias et sont exclus du gouvernement comme de la tête de la FGTB. La troisième guerre mondiale menace d’éclater. En Belgique, le péril se fait sentir lors de la Question royale en 1950.

Léopold III est persona non grata en Belgique depuis 1945. Le Roi des Belges s’est bien trop compromis avec Hitler, qu’il a rencontré en novembre 1940. Son indécent remariage sous l’Occupation et son penchant autoritaire l’ont discrédité aux yeux de l’opinion publique. Mais le retour de la droite au pouvoir en 1949 permet de concrétiser son rapatriement. Le Parti social-chrétien organise une consultation populaire pour valider son retour. Les campagnes, apanage des catholiques, donnent la victoire aux royalistes. Son retour en juillet provoque toutefois une colère populaire inattendue. Les villes industrielles entrent dans une forte contestation, proche de l’insurrection. La grève est générale et les cortèges sont quotidiens. La gendarmerie commet le 30 juillet l’irréparable lors d’un nouvel affrontement avec des manifestants en tuant quatre d’entre eux à Grâce-Berleur, près de Liège. La menace d’une grande marche sur Bruxelles force Léopold III à abdiquer en faveur de son jeune fils, Baudouin. Les députés communistes décident de perturber sa prestation de serment à la Chambre en criant « Vive la République ! ». C’est la voix de stentor de Lahaut qu’on retiendra. Une semaine plus tard, il le paiera de sa vie.

Un crime avant tout anticommuniste

On a longtemps cru que son exécution était l’œuvre de léopoldistes revanchards, désireux de laver l’honneur de Baudouin. Le nom du meurtrier restera pendant 65 ans inconnu, suite à une instruction judiciaire bâclée, sinon sabotée, jusqu’à ce que des historiens puisent établir en 2015 la responsabilité d’André Moyen et de ses mécènes7. « Capitaine Freddy » était le numéro 2 du contre-espionnage belge et dirigeait en plus un service de renseignement privé, issu d’un réseau d’anciens résistants conservateurs : le Bloc anticommuniste belge. Le cœur de son activité était sans équivoque : dénicher à l’aide de ses amis dans les différentes polices judiciaires du pays les partisans de l’Union soviétique. Moyen était persuadé de l’imminence d’une invasion russe de l’Europe occidentale et est parvenu à infiltrer le PCB par de nombreux biais. Sa démarche s’inscrivait dans les réseaux internationaux de cellules clandestines stay-behind destinées à saper une occupation de l’Armée rouge. Son obsession anticommuniste était partagée par le ministre de l’Intérieur, à qui étaient envoyées ses notes mensuelles. Moyen lui avait fait part de son projet de tuer Lahaut en mai 1948. Albert De Vleeschauwer savait à quoi s’en tenir. Un de ses rapports, trois jours avant le 18 août, lui laissait penser que l’espion était prêt à recommencer. Treize jours après l’exécution, une nouvelle note lui faisait reconnaitre sa culpabilité, menaçant désormais le duo dirigeant du PCB, Edgard Lalmand et Jean Terfve, et Frans Vanden Branden, un leader syndical communiste des dockers d’Anvers. Il semble que le Premier ministre Joseph Pholien était aussi au courant du zèle de Moyen. Le sommet de l’État aurait donc pu arrêter l’assassinat de Lahaut, mais couvrira son tueur jusqu’à sa mort, en 2008.

La bande d’André Moyen était financée par la Société Générale, le puissant consortium belge, et Brufina, holding de la banque de Bruxelles. Cet énorme groupe financier est mené par le baron de Launoit qui finançait déjà avant-guerre une milice privée anticommuniste 8Ces trusts capitalistes attendaient de Moyen une « vérification » politique des employés de leurs nombreuses firmes : l’Union minière du Haut-Katanga, la Fabrique nationale d’Herstal, les charbonnages de Monceau-Fontaine, les forges de Zeebrugge et de Clabecq ou bien les ACEC. Leurs archives renferment des milliers de notes sur des « suspects communistes ». Beaucoup reste encore à découvrir dans les archives privées des patrons de ces entreprises, mais leurs familles ne sont pas pressées de les rendre publiques… Une certaine « élite néo-aristocratique » parvient immuablement à garder un voile opaque sur ses combines du siècle dernier9

Julien Lahaut a été assassiné par le gratin du capitalisme belge, d’abord par anticommunisme. C’est la violence de classe et d’État dans ce qu’elle a de plus révélatrice de sa nature anti-ouvrière. Lahaut représentait ce que le prolétariat et le PCB avaient de meilleur à offrir à la Belgique. C’est toute une vie au service du peuple. « Noss’ Julien » n’avait pas la science infuse et était loin d’avoir toujours excellé, mais agissait toujours en fonction de ses principes, même dans les pires situations (comme durant sa déportation). C’est en tout cas ainsi que l’ont perçu de nombreuses personnes qui ont assisté en masse à ses funérailles (au moins 100 000), et des grèves ont été organisées pour lui rendre hommage en France et en Italie10. Après sa mort, Lahaut a continué à inspirer ses camarades, au-delà du PCB, et sa tombe a fait l’objet d’une commémoration annuelle qui a toujours lieu chaque année.

Footnotes

  1. Une courte biographie a été écrite par Pirlot J., Julien Lahaut vivant, Mons, éditions du Cerisier, 2010. Voir la notice biographique dans Le Maitron : https://maitron.fr/spip.php?article141173
  2. Renard C., Spiet G., « Octobre 1917 et le mouvement ouvrier belge », in Lava, 22 décembre 2017 [online] https://lavamedia.be/fr/octobre-1917-et-le-mouvement-ouvrier-belge/
  3. Thomas A., « Il y a cent ans, un « complot communiste » contre l’État », in Revue politique, n°124, december 2023 [online] https://www.revuepolitique.be/il-y-a-cent-ans-un-complot-communiste-contre-letat/
  4. Thomas A., Gotovitch J., « Une histoire des jeunes communists de Belgique (1921-1945) », in Lava, 21 septembre 2023 [online] https://jacobin.com/2024/02/jose-gotovitch-communist-youth-belgium
  5. Thomas A., Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi, Bruxelles, Aden, 2021 (soon translated into Dutch). https://www.facebook.com/watch/?v=255218949831350
  6. Kopp D., De Spiegelaere S., « Today, We Remember Striking Workers in Occupied Europe », in Jacobin, 5 may 2024 [online] https://jacobin.com/2024/05/strike-of-the-100000-belgium-anniversary-antiwar
  7. GERARD Emmanuel (éd.), DE RIDDER Widukind, MULLER Françoise, Qui a tué Julien Lahaut ? Les ombres de la guerre froide en Belgique, Bruxelles, Renaissance du livre, 2015.
  8. Van Hees M., Gillard S., « Voyage au cœur du capitalisme belge avec Marco Van Hees », Lava, 2 décembre 2024 [online] https://lavamedia.be/fr/voyage-au-coeur-du-capitalisme-belge-avec-marco-van-hees/
  9. Schrijvers K., Sebrechts D., « Sur la piste de l’élite néo-aristocrate », Lava, n°15, 21 décembre 2020 [online] https://lavamedia.be/fr/sur-la-piste-de-lelite-neo-aristocrate/
  10. Di Stephano L., « Il caso Lahaut. Omicidio politico di un dirigente communista in Belgio (1950) », in Biblioteca Digitale Molisana, may 2020 [online] http://win.bisaccia.org/documenti/Il_caso_Lahaut.pdf