Alerta Arizona

L’Arizona frappe d’abord vers les plus faibles, mais elle ne nous épargnera pas.

Karel Arnaut

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Pascal Debruyne

—1 septembre 2025

Alerta Arizona n*11 – Retrouvez les opinions enflammées contre le désert social de De Wever et Bouchez de notre série Alerta Arizona

Karel Arnaut est professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la KU Leuven.

Le gouvernement apprend à ses électeurs à frapper vers le bas. Avec des conséquences glaçantes pour les migrants. Mais ce qui arrive aujourd’hui à « l’autre » pourrait bien arriver demain à tout un chacun, avertissent Pascal Debruyne et Karel Arnaut.

Le nom Arizona signifierait à l’origine « le lieu de la petite source ». L’origine de la rivière, là où l’eau surgit en surface. Le gouvernement Arizona devait être synonyme de « ressourcement », il a été élu par une majorité en quête d’un courant nouveau dans le paysage politique. Une majorité qui se croyait apparemment proche de la source de ce renouveau, du sommet de la rivière. Or les conséquences des politiques menées devaient surtout se faire sentir plus bas, en aval, et les méandres plus lointains ne valaient guère la peine qu’on s’en préoccupe.

A l’approche des élections, beaucoup pensaient que les partis Arizona viseraient surtout “ceux d‘en bas”. Mais il faut constater aujourd’hui que les effets de leurs politiques se font de plus en plus sentir en amont aussi. Ce qui semblait au départ frapper uniquement “les autres” touche aujourd’hui de plus en plus directement nos vies. Où cela s’arrêtera-t-il? Cela reste à voir. Commençons par examiner attentivement où tout a commencé.

Les effets en aval

Les coupes budgétaires dans la coopération au développement représentent sans doute le point le plus éloigné des préoccupations quotidiennes, « Loin des yeux, loin du cœur ». Accompagnées d’une réduction de la déductibilité fiscale des dons aux œuvres caritatives et aux ONG, elles incarnent un avertissement idéologique clair et sans ambiguïté: « Nous nous occupons d’abord de notre propre peuple. »

Pascal Debruyne est politologue, chercheur et maître-assistant à la Haute École Odisee, président de Samenlevingsopbouw Gent vzw et de Uit De Marge vzw.

Plus près de nous, se met également en place « la politique migratoire la plus stricte jamais menée ». Il s’agit de réduire l’arrivée de nouveaux demandeurs d’asiles. L’Arizona entend même payer pour en accueillir le moins possible, comme le permet le pacte migratoire européen : 25.000 euros par demandeur d’asile que l’on ne prend pas en charge sur base de la « juste part » fixée pour partager les demandes d’asiles entre États membres de l’Union européenne. Tandis que les expulsions doivent être accrues et accélérées. Mais entre le fantasme de « frontières hermétiques » et l’illusion d’un « retour facilité » (qu’une partie de l’Arizona appelle déjà « remigration »), se creuse la réalité de la détresse sociale vécue par des centaines de milliers de personnes.

Entre le fantasme de « frontières hermétiques » et l’illusion d’un « retour facilité » se creuse la réalité de la détresse sociale vécue par des centaines de milliers de personnes

Les migrants – ou devrions-nous plutôt dire : « ceux dont on a fait des migrants » – se voient de plus en plus plongés dans une situation de droits suspendus et bafoués en permanence. Et cela peut manifestement aller au-delà de ce qui est légal ou moral. Avec, à la clé, des déclarations juridiquement douteuses sur la volonté de discriminer délibérément les demandeurs d’asile masculins. Ainsi que des campagnes de dissuasion scientifiquement infondées diffusées sur les réseaux sociaux par des responsables politiques de l’Arizona qui instrumentalisent et mettent en scène à des fins politiques l’image de demandeurs d’asile sans abri.

Sous le gouvernement Arizona, les personnes bénéficiant d’une protection subsidiaire1 se retrouvent dans une situation de séjour en Belgique marquée par une incertitude permanente. Elles n’ont plus accès au revenu d’intégration, mais seulement à une allocation d’intégration encore plus basse. Le regroupement familial devient pour elles quasi impossible en raison du durcissement des conditions (gagner 2.300 euros nets, plus 230 euros nets par enfant à charge) et de l’allongement des délais, qui maintiennent les familles séparées plus longtemps.

Le tout est légitimé par un discours qui rend les « migrants » suspects, voire les criminalise ouvertement, notamment par des attaques moralisatrices. Ainsi, un langage d’extrême droite sur les « ankerkinderen », littéralement des enfants qui permettent de s’ “ancrer” en Belgique, ou les « bébés-papiers » cherche à imposer l’image de mauvais parents ne méritant aucun droit.

Ce n’est pas nouveau. Le gouvernement flamand précédent – à l’instigation du Vlaams Belang – a déjà réduit de manière drastique les allocations familiales et les aides à l’étude pour les mineurs non accompagnés : cela provoquait soi-disant un “appel d’air” selon les ministres flamands Somers et Crevits de l’époque.

On observe également aujourd’hui des menaces de réincarcérer des enfants en centre fermé. Tandis que la loi sur les visites domiciliaires, bloquée en 2018 par la pression populaire, devient réalité, permettant l’intrusion au domicile de personnes hébergeant des sans papiers sous prétexte de poursuites pénales, mais aussi via la notion floue d’« ordre public ».

Des mesures qui remontent le courant : de la stigmatisation des plus faibles à une politique de redistribution inversée vers les plus forts.

 Cette politique d’« inclusion différentielle », qui hiérarchise les citoyens en fonction de leur statut résidentiel et de séjour, fait de l’État-providence universel et du traitement égal de chaque citoyen un rêve lointain. Comment demander à celles et ceux dont on piétine ainsi les droits de contribuer encore à un tel État social ?

Le coût social de cette répression à l’égard des migrants est toutefois compensé psychologiquement : les groupes qui se sentent moins visés y trouvent un gain imaginaire, censé compenser les coups socio-économiques plus rudes qui frappent d’autres catégories.

Cela correspond à ce que des sociologues comme David Roediger et W.E.B. Du Bois ont écrit sur les « salaires psychologiques » dans les États-Unis racistes d’avant le mouvement des droits civiques. Appliqué à la situation actuelle, le « salaire psychologique » revient à ceci : même si l’on est opprimé et/ou exploité en tant que travailleur blanc, le fait de partager sa blancheur (ou son statut d’autochtone) avec les élites économiques et politiques entraîne une désolidarisation sur des lignes de fracture ethniques ou raciales vis-à-vis des travailleurs issus de l’immigration. En somme : au lieu de s’unir sur une base de classe, on se divise sur des lignes raciales ou ethniques. Autrement dit, on ne s’en prend pas aux dominants.

Reste à voir dans quelle mesure ce ressentiment de la population blanche, alimenté par l’acharnement contre d’autres minorités, s’éteindra quand “les gens qui se lèvent tôt” découvriront que le gouvernement Arizona ne rechigne pas à puiser aussi dans leurs poches et à prendre des mesures qui les touchent durement.

Il est évident que le gouvernement Arizona organise une redistribution inversée entre le travail et le capital. Son récit correspond parfaitement à ce que David Harvey nommait « accumulation par dépossession ». Au-delà de l’exploitation de la force de travail, des profits sont dégagés par la réduction des droits via des économies massives, principalement – mais pas exclusivement – sur les pensions.

Il devient de plus en plus évident que de nombreux citoyens qui se croyaient dans la partie supérieure de la rivière luttent désormais pour garder la tête hors de l’eau.

Le salaire différé via les cotisations sociales des travailleurs est systématiquement « siphonné » et réinterprété dans une logique politique de « rareté » et d’« insoutenabilité des dépenses sociales ». Les jobs étudiants quasi non imposés et la mise en avant des flexijobs aggravent encore le déficit futur de la sécurité sociale. Il devient de plus en plus évident que de nombreux citoyens qui se croyaient dans la partie supérieure de la rivière, luttent désormais pour garder la tête hors de l’eau.

Pendant ce temps, des milliards de subventions publiques– dont la pertinence scientifique est contestée – continuent de bénéficier aux plus favorisés et aux grandes entreprises privées, renforçant encore les inégalités, tandis que ces classes continuent de s’enrichir.

Retour à la source

Il existe des récits, des exemples historiques, qui nous rappellent que ce qui est d’abord testé sur « l’autre » peut ensuite se retourner contre « nous-mêmes ». Comme celui du pasteur allemand Martin Niemöller, qui aurait écrit en 1938 : « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit ; je n’étais pas communiste. Lorsqu’ils ont emprisonné les sociaux-démocrates, je n’ai rien dit ; je n’étais pas social-démocrate. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit ; je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »

Un exemple similaire est celui du futur 3e président américain Thomas Jefferson, qui s’opposa aux lois « contre les étrangers et agitateurs » promulguées par son prédécesseur avec cette formule : « L’étranger sans amis a effectivement été choisi comme objet le plus sûr pour une première expérimentation ; mais bientôt le citoyen suivra. »

Tout cela est désormais une certitude historique. Regardez l’industrialisation de l’agriculture : pendant des siècles, elle a été l’affaire du Sud global, avec de vastes plantations en monoculture et le recours au travail forcé. Jusqu’à ce que le système des plantations contamine l’agriculture européenne : voyez combien d’ouvriers saisonniers bon marché l’Europe doit aujourd’hui attirer pour faire pousser et surtout récolter ses fruits et légumes.

Un autre exemple, plus proche de l’époque de Niemöller, concerne le format des camps de concentration. Leurs précurseurs avaient déjà été « testés » par les puissances coloniales européennes en Afrique au tout début du XXe siècle – les Britanniques en Afrique du Sud et les Allemands en Namibie – avant de réapparaître dans les années 1930 en Allemagne.

Nous sommes donc prévenus. « Je est un autre », disait le poète Rimbaud. Ce qui semble concerner « l’autre » nous concerne fondamentalement nous-mêmes.

Footnotes

  1. NDLR: La protection subsidiaire est un statut accordé à un étranger qui ne remplit pas les conditions pour être reconnu comme réfugié mais qui, en cas de retour dans son pays d’origine, est exposé à un risque réel de subir une atteinte grave (peine de mort, torture, ou violence pendant un conflit armé). Ce statut offre en théorie un droit de séjour, d’abord limité, puis potentiellement illimité, ainsi que l’accès aux mêmes droits fondamentaux que le statut de réfugié (travail, santé, logement).