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La famille en question ? Interview avec Gisela Notz

Christine Reinicke

—16 juillet 2018

En Europe, les médias et la vie nous confrontent à une solitude croissante. Des hommes et des femmes meurent seuls chez eux sans que personne ne s’en aperçoive. Y a-t-il de moins en moins de vie sociale ? Comment pouvons-nous organiser notre vie ? Avons-nous un travail qui suffit à nous nourrir, nous et nos enfants ? Quand nous avons du travail, est-ce que cela nous laisse assez de temps pour façonner notre vie ? Quels contextes sociaux la société nous offre-t-elle ?

En dehors du monde du travail, de l’Église et des établissements d’enseignement, nous ne connaissons souvent que la famille comme organisation de notre vie privée. Alors que certains se plaignent d’un déclin des valeurs et souhaitent conserver la famille avec l’homme, la femme et les enfants, et avec une répartition des tâches censée résoudre les problèmes sociaux, d’autres ont tendance à préconiser l’ouverture des structures familiales à l’homosexualité. Certains perpétuent une approche conservatrice des rapports entre parents, éducateurs et enfants, tandis que d’autres sont convaincus d’une approche partenariale et intergénérationnelle avec des structures correspondantes.

Nous examinerons dans cet entretien comment la famille, qui existe dans sa forme actuelle depuis environ 150 ans, s’est développée socialement. Nous nous entretiendrons également sur les alternatives possibles et sur la situation des personnes qui ne vivent pas dans un contexte familial.
Aujourd’hui, on entend normalement par famille la famille nucléaire1. Elle se compose en principe d’un père, d’une mère et des enfants. Mais on élargit désormais cette notion à la famille recomposée avec un deuxième ou troisième partenaire, à l’homoparentalité et à la famille monoparentale.
Lors du début du mouvement étudiant dans les années 1968, la famille était fortement critiquée par la nouvelle génération car elle était accusée de brider les partenaires et d’opprimer les enfants2. Le nouveau mouvement des femmes qui est né dans ce contexte a considéré la famille nucléaire bourgeoise comme une institution qui reproduisait les rapports capitalistes3. Progressivement, la violence intrafamiliale est devenue un sujet de discussion. Le mouvement étudiant a critiqué cette situation à juste titre et expérimenté d’autres formes de vie en commun. Par la suite, on a fondé des communautés. Quelques-unes ont duré peu de temps, d’autres durent toujours. Mais à part cette critique, on n’a pas développé une réelle alternative au concept de famille traditionnelle. Même en RDA, le modèle de la famille nucléaire a été maintenu, bien que presque toutes les femmes aient été complètement intégrées dans la vie professionnelle.

Dans cet entretien avec la sociologue Gisela Notz, nous examinerons dans quelle mesure la famille est la structure sociale de base de notre société. Nous partirons du constat de l’isolement des gens, qui prend aujourd’hui souvent des proportions dramatiques. Nous chercherons à savoir si ce n’est peut-être pas, paradoxalement, la famille elle-même qui a contribué à cet isolement. Et nous chercherons à savoir aussi comment on peut arriver à une vie sociale sans actes de violence, d’abus ou de dépendance.
Gisela Notz a étudié la sociologie industrielle, la psychologie industrielle et l’éducation des adultes à Berlin. Elle a obtenu son doctorat à l‘université technique de Berlin. Elle a travaillé pendant 28 ans comme assistante de recherche au centre de recherche historique de la Friedrich-Ebert-Stiftung, département de recherche en histoire sociale et contemporaine. Elle a enseigné dans diverses universités, notamment à Berlin, Hanovre, Marbourg, Essen et Iéna. De 1985 à 1997, elle a travaillé comme rédactrice pour la revue féministe Beiträge zur feministischen Theorie und Praxis. Depuis 2008, elle est rédactrice du magazine Lunapark21. Elle écrit régulièrement pour les quotidiens Junge Welt et Taz. Ses recherches et ses travaux portent sur le marché du travail, la politique familiale et sociale, l’économie alternative et la recherche historique sur les femmes.

Interview de Gisela Notz par Christine Reinicke

Christine Reinicke. Qu’est-ce qu’on entend par famille et par familisme ?

Gisela Notz. La famille existe depuis le milieu du 19e siècle sous la forme de la famille nucléaire, c’est-à-dire de la cellule composée du père, de la mère et des enfants biologiques. Auparavant, il y avait la famille élargie. Mais jamais, ni la famille nucléaire ni la famille élargie n’ont été les seules formes de vie sociale. Il y a toujours eu certaines personnes qui ont vécu différemment. C’est ce que j’ai décrit dans mon livre4.

La famille nucléaire est dominante aujourd’hui. En Allemagne, environ 20,5 % des ménages vivent dans une famille nucléaire5 mais si vous comptez toutes les autres formes de familles, le pourcentage est plus élevé. Dans les années 1990, c’était encore un tiers de la population, mais cela a diminué rapidement. Je ne sais pas si cela va augmenter à cause de la montée des nouveaux partis de droite et du fait que les jeunes cherchent plus de sécurité, mais je ne le crois pas. Le nombre de mariages diminue alors même que d’autres catégories de personnes peuvent aussi se marier maintenant.

Christine Reinicke a obtenu une maîtrise en philologie allemand et philosophie. Elle a travaillé pendant plusieurs années dans une école franco-allemande et dans une école juive en tant que directrice.

Concernant le terme de familisme, ce n’est pas moi qui l’ai inventé, contrairement à ce que certains pensent. C’est un vieux terme sociologique que j’ai ressorti parce que je pense qu’il décrit au mieux cette idéologie selon laquelle la famille est la seule forme de vie valable. Selon le Dictionary of Sociology, il signifie simplement la prédominance de la famille et désigne ainsi une structure sociale dans laquelle la famille joue un rôle central dans l’existence sociale de l’homme et dans la cohésion de la société. Mais ce n’est pas seulement un concept sociologique, c’est aussi l’idéologie qui considère la famille nucléaire comme le mode de vie dominant et naturel. La droite le répète aujourd’hui : « C’est tout de même naturel » ou « C’est Dieu qui veut que les gens vivent ensemble sous cette forme ».

En Allemagne, ce concept est-il repris également par des partis politiques ?

L’ AfD ne dit pas que la famille a été voulue par Dieu, mais la CDU/CSU le dit. Et maintenant, depuis le vote de la Loi fondamentale, inscrite dans la Constitution après la réunification, la famille est sous la protection spéciale de l’État. Le terme famille repris dans cette loi peut représenter beaucoup de choses aujourd’hui, mais il s’agit toujours de la famille nucléaire. Elle est une préoccupation importante pour les deux Églises chrétiennes, et les sociaux-démocrates, qui étaient au départ contre cette loi, la défendent aussi aujourd’hui. Un terme similaire et une protection similaire existaient après 1966 dans le code de la famille de la RDA.

Dans les systèmes familistes, tels celui de l’Allemagne, de l’Autriche ou d’autres pays européens, la fonction de la famille hétérosexuelle et monogame est de sécuriser l’individu et de renforcer la cohésion de la société6. La famille père-mère-enfant, avec peut-être aussi les parents les plus proches, est la cheville ouvrière de toutes les organisations et institutions sociales de ces sociétés. Mais ceci renforce le repli sur la vie privée et la subordination de certains. Longtemps, les femmes ne sont apparues ni sur les enveloppes ni sur les pierres tombales où était simplement écrit : « À la famille Herbert Maier ». Outre les femmes, ce sont aussi certains individus qui disparaissent et sont marginalisés dans une telle famille, basée sur le mariage hétérosexuel et bénie par l’État et l’Église7. Encore aujourd’hui, dans certains villages, on ne trouve presque pas d’autres formes d’organisation : les parents non mariés, par exemple, y sont bien considérés, on les reconnaît, mais personne ne les voit comme une famille normale.
Pour les partis de droite, le noyau de la communauté nationale est la famille. Il y a pour eux toujours une relation entre famille, individu et État national. Ceci est également renforcé par le fait que la citoyenneté allemande est liée à la consanguinité8 même s’il y a des exceptions car une famille qui n’est pas d’origine allemande peut obtenir la nationalité après avoir vécu un certain temps sur place. L’AfD veut remettre cela en cause et exige la consanguinité au sens strict. Cela, bien évidemment, est lié au système familiste.
Le familisme est également anti-féministe parce qu’il considère toujours les femmes dans leur relation avec l’homme de la famille9. La femme est épouse, mère, fille ou sœur. Et c’est toujours elle qui est responsable des tâches ménagères tandis que le rôle de l’homme est de nourrir la famille. Même si c’est remis en question de nos jours, cette idéologie existe toujours. Aujourd’hui, la femme a le droit de compléter le revenu du mari, mais généralement elle ne peut pas en vivre. Et elle est toujours responsable de la reproduction biologique et sociale, des soins et de l’éducation des enfants, des soins à son mari et des soins aux personnes âgées. Et ce dernier problème va augmenter au point qu’on ne sera plus capable de le gérer.

Vous avez évoqué les changements survenus de nos jours : la famille est désormais parfois monoparentale et/ou recomposée. Mais la notion de famille reste forte malgré ce changement.

Oui, en effet. Les idéologies de droite, entre autres celle de l’AfD, de l’Église évangélique et également d’une grande partie de la CDU/CSU ont une notion de la famille restreinte, exclusivement composée du père, de la mère et des enfants biologiques. Et ils prétendent se baser sur la Constitution. On trouve également cette définition restreinte dans des programmes de base ou dans des programmes électoraux. De plus, plusieurs décisions de justice sont allées dans ce sens.
Aujourd’hui, l’extension du concept de famille concerne généralement les familles monoparentales, qui, même pour les gens de droite, auraient aussi le droit d’exister. Cependant, on considère toujours que, d’une manière ou d’une autre, ces familles ont échoué et qu’elles devraient le reconnaître.
Aujourd’hui, à mon avis, il s’agit d’élargir à plus de personnes la tâche de fournir des soins aux autres. On ouvre donc le mariage à de nouvelles catégories de personnes, comme aux homosexuels, qui devront ensuite suivre les normes bourgeoises.

La famille exclut aussi automatiquement d’autres catégories de personnes.

Oui, elle a un caractère exclusif. On considère qu’une femme divorcée, qui n’a donc pas réussi à garder sa famille unie, a échoué. Les parents non mariés sont également critiqués, et pas seulement par les conservateurs. Le fait que parmi eux, ceux qui ont des enfants de moins de trois ans constituent la plus grande partie de la population de pauvres[/note]Selon l’Office fédéral de la statistique, en Allemagne, les femmes contribueraient beaucoup moins aux revenus du ménage que dans d’autres pays. Leur participation y est de 22,4 %, contre 42 % au Danemark. 13 % des femmes ne travaillent pas en tant que salariées ; 40 % de tous les parents isolés – dont neuf sur dix sont des femmes – reçoivent Hartz IV ; un peu plus de 28 % des femmes âgées de 18 à 24 ans sont menacées de pauvreté. Pendant leur vie active, les femmes perçoivent près de 60 % de moins de revenus que les hommes, et cela se poursuit jusqu’à un âge avancé. L’OCDE critique également cette situation.[/note] est considéré un peu comme une punition justifiée. Il y a même des études affirmant que s’ils s’étaient mariés, ils auraient pu surmonter leur pauvreté. C’est cela une idéologie !
On attend des gens que, tôt ou tard, ils fondent une famille. Vous connaissez sans doute aussi les questions posées sur une femme ou une fille qui n’est pas mariée : « N’a-t-elle pas un petit ami ? » On ne demande d’ailleurs jamais si elle a une petite amie. Si elle en a enfin un : « Quand vont-ils se marier ? » S’ils ne veulent pas se marier : « Pourquoi pas ? » Et enfin : « Elle a déjà un enfant ? », ou « Tu es déjà maman ? » Tout cela montre que le familisme est encore aujourd’hui l’idéologie principale qui dirige notre vie en commun.
On se plaint du fait que la famille et le travail sont difficilement compatibles. Mais la vie professionnelle est telle que celui qui travaille doit être disponible à temps plein et ne peut donc le faire que dans la mesure où l’autre s’occupe du reste. Si celui-ci refuse et veut travailler aussi, cela ne fonctionne plus. Actuellement, on discute beaucoup de savoir comment flexibiliser davantage la vie professionnelle de sorte que la femme ait des unités de travail encore plus petites. Mais le résultat est d’augmenter encore la précarité dont souffre tout le monde, pas seulement ceux qui ont une famille.
Il y aurait lieu de reconnaître que, parce que les femmes s’en échappent de plus en plus, la famille ne fonctionne plus comme avant alors que tout est encore organisé en fonction d’elle. Concernant le logement par exemple, il y a très peu d’ensembles où les individus peuvent vivre de façon plus communautaire et se connecter entre eux, sauf peut-être dans quelques grandes villes. Mais cela reste inhabituel et c’est regrettable car beaucoup de personnes le souhaiteraient.

Lénine avait déjà constaté que la femme a la possibilité de s’émanciper par le travail rémunéré. L’indépendance économique est-elle synonyme d’égalité dans la famille ?

Lénine n’était pas le seul à avoir vu l’émancipation de la femme dans le travail rémunéré. C’était la position socialiste et aussi celle du mouvement des femmes, Clara Zetkin10 en tête, mais aussi celle d’autres femmes11 qui se sont réunies au sein de l’Internationale des femmes socialistes. Mais l’indépendance économique des femmes n’a pas été synonyme d’égalité dans la famille. Clara Zetkin écrivait que, à partir du moment où la femme travaille et gagne aussi sa vie, l’homme doit prendre sa part du travail dans la famille. Et il y a toujours eu des femmes socialistes pensant que la famille nucléaire n’était pas possible, mais à cette époque, ce type de famille émergeait seulement.
Dans son ouvrage La Femme et le socialisme12, August Bebel a conçu des contre-modèles de maisons où l’on n’a pas sa propre cuisine et son propre espace pour son enfant, mais où, par contre, il y a un jardin d’enfants avec une cuisine commune et une cantine. Certaines féministes ont aussi conçu ce genre de modèle mais elles ont dû accepter le fait que la majorité des gens préfère la cellule homme-femme-enfant. D’autres féministes ont eu des positions plus radicales : « Qui n’a pas le droit de gagner librement sa vie est un esclave. » Gagner librement sa vie voulant dire vivre sans l’aide de quelqu’un d’autre, ce qui exclut les mini-jobs et les petits salaires complémentaires. Dans leur lutte pour leur indépendance, les femmes ont toujours réfléchi, mais sans grand succès, à la manière de motiver les hommes dans les tâches ménagères, destinées à la reproduction de la force de travail. Lénine parle surtout de cela à Alexandra Kollontai avec laquelle il a beaucoup travaillé.

Vous faites une différence, dans le mouvement des femmes, entre les bourgeoises et les prolétaires. Parmi ces dernières, vous citez notamment Clara Zetkin pour qui les femmes bourgeoises luttent contre les hommes de leur propre classe, tandis que les femmes prolétaires luttent avec les hommes contre le Capital. On pourrait en conclure qu’une famille nucléaire bourgeoise est essentiellement différente d’une famille nucléaire prolétarienne.

Il y avait des différences insurmontables [entre le mouvement féministe bourgeois et le mouvement socialiste des femmes, ndlr] qui ont compliqué la coopération entre les deux. Pour Clara Zetkin, dire que les bourgeoises mènent une lutte contre les hommes de leur propre classe signifie que, même s’il y a parmi elles trois groupes – les modérées, les moins modérées et les radicales –, toutes veulent les mêmes droits que les hommes de leur classe. En effet, la majorité d’entre elles ne voulait pas du suffrage universel, cela n’avait pas d’importance pour elles que leurs bonnes puissent voter ou non, certaines étant même contre. Tandis que les femmes prolétaires disaient qu’elles voulaient se battre côte à côte avec les hommes pour le bouleversement des rapports capitalistes qui oppriment toutes et tous. Le suffrage universel pour tout le monde, pas seulement pour certaines classes, était donc leur but.

La contradiction se manifeste dans le fait que les bourgeois, tant les femmes que les hommes, ne luttaient que pour leurs propres intérêts, alors que dans le mouvement prolétarien, il y avait une lutte commune contre le Capital.

Les femmes bourgeoises n’étaient pas intéressées par l’abolition des rapports de classes. Il y avait parmi elles quelques femmes de gauche mais elle n’ont pas lutté pour cela. Luise Zietz, une femme du mouvement des femmes prolétarien a déclaré : « Nous avons des tâches plus importantes à faire que de protéger les bourgeoises de leurs pires erreurs. » Il est évident qu’on ne peut changer vraiment la société si on n’est pas solidaire des classes inférieures.

Vous avez également écrit à propos de la RDA, où la famille nucléaire a été maintenue et où aucun autre concept de vie commune n’a été développé, comme on l’a vu par exemple dans la construction des logements. La famille a-t-elle cependant joué un autre rôle en RDA ?

La famille nucléaire était aussi la forme de vie idéologisée en RDA et on peut aussi parler de familisme. Mais d’un autre côté, beaucoup de choses étaient plus faciles pour les femmes car elles avaient une indépendance économique : elles étaient actives à 91 %, ne connaissaient ni le travail à temps partiel ni l’emploi marginal et pouvaient vivre de leur travail. On peut objecter que cela était dû au fait que l’économie avait besoin des femmes, mais elles, elles ont vécu cela positivement. Le divorce était également plus facile en cas de mésentente et il existait beaucoup de familles monoparentales, avec un statut différent de celui qu’il y a chez nous. Il était plus simple d’élever son enfant seul à l’Est, il y avait des jardins d’enfants et on n’était pas considéré comme un marginal ou une personne en échec. Après la réunification, j’ai pu constater l’incompréhension des gens de RDA quand ils découvraient les difficultés qu’avait un parent de l’Ouest à élever un enfant seul. Aujourd’hui, on n’en discute plus parce que c’est devenu difficile pour tout le monde…
Après la réunification, on a essayé d’encourager les femmes de l’Est à accepter le travail ménager. Il y a eu de nombreuses enquêtes, financées notamment par le ministère fédéral de la Famille pour savoir si les femmes souhaitaient rester à la maison au cas où leur mari gagnait suffisamment. Elles ont répondu non à 98,5 %. Une nouvelle étude avait alors été lancée, avec une autre manière de poser les questions mais avec encore une fois la même réponse. Mais jamais on n’a posé la même question aux hommes, les questions étant toujours à connotation familiste. On a prétendu aussi que si les femmes de l’Est adaptaient leur activité professionnelle à celle des femmes de l’Ouest, le chômage serait résolu. Mais elles ne l’ont pas fait, et d’ailleurs les femmes de l’Ouest ont, par la suite, voulu aussi gagner leur propre argent.

En RDA, les personnes n’appartenant pas à une famille nucléaire étaient-elles exclues ?

C’était différent de ce qui se passait à l’Ouest. Notamment, et cela est peu étudié, grâce aux groupes d’entreprises qui jouaient un rôle important. Les personnes âgées, par exemple, restaient intégrées à l’entreprise, elles pouvaient manger à la cantine et avoir leurs propres groupes. C’était mieux organisé qu’aujourd’hui et c’était dû au fait que l’on ne pouvait pas vraiment compter sur les soins au sein de la famille puisque les femmes travaillaient. Après la réunification, certaines des dispositions sociales, notamment celles relatives aux personnes âgées, ont été immédiatement jetées par-dessus bord.

Cela signifie-t-il que la famille n’était plus la forme sociale dominante ?

Elle avait une signification énorme mais une autre signification. Chez nous à l’ouest le mouvement étudiant et le mouvement des femmes ont joué un rôle important, au moins dans les grandes villes, et ont montré qu’une autre vie en commun était possible.

À côté de la famille, les groupes d’entreprises créaient-ils un lien social dominant ?

Je pense qu’ils ont amélioré la situation C’était aussi le rôle des mouvements de jeunes ou d’autres associations. La famille ne devait plus remplir seule la fonction des soins à la maison ni plus, sans doute, la fonction émotionnelle et elle n’était de cette façon plus surchargée. Il n’y a plus aujourd’hui autant de groupes qui peuvent remplir cette fonction sociale sécurisante.

À l’Ouest, dans la foulée du mouvement étudiant, des communautés et des cohabitations ont été fondées afin de développer une autre forme de vie en commun. Ce système n’a évolué que sporadiquement. Dans votre livre Kritik des Familismus (critique du familisme), vous parlez de ceux qui habitent encore aujourd’hui en communauté ou en cohabitation.

Les années 1970 ont été vraiment différentes mais je ne sais pas si on n’a pas tendance à les idéaliser aujourd’hui. Ça n’a jamais été un mouvement large et je constate qu’on n’a pas mis en place ou perpétué des concepts qui auraient vraiment pu être généralisés. Aujourd’hui, il y a encore quarante communautés politiques et quelques communautés qui sont ésotériques ou autre chose.
Cela dit, il ne s’agit pas de faire des reproches. Aujourd’hui, les jeunes gens sont différents et ils ont leur façon à eux de tisser des liens et de créer des communautés et des cohabitations. Aujourd’hui aussi, la famille est souvent remise en cause.

Dans Les Sentiers de l’utopie13, ce petit livre sur les formes alternatives de vie en commun, on présente en détail les communautés, surtout politiques.

Oui, ce livre fournit beaucoup d’informations.

En Allemagne aujourd’hui, les communautés ne sont que des exceptions, alors que seulement 20 % des gens vivent en famille. Pourquoi ?

Dans les années 1970, les communautés ont été vues comme des alternatives à la famille nucléaire que certains voulaient abolir. Il s’agissait de ne pas laisser la mère éduquer seule les enfants. Il y avait des collectifs d’enfants ainsi que des Kinderläden, des « boutiques d’enfants », c’est-à-dire des écoles maternelles alternatives. C’était des concepts politiques.
Aujourd’hui, beaucoup de gens restent dans le cadre de familles nucléaires, même en cas d’échec où ils cherchent alors un autre partenaire, préférant ce qu’ils connaissent déjà à ce qui est inconnu ou incertain et dont ils ne connaissent pratiquement aucun exemple réel faisant envie. À ce sujet, je viens d’écrire un article où je décris plusieurs communautés qui existent depuis trente ou quarante ans.

Peut-être avons-nous besoin d’un modèle, éventuellement même de plusieurs, pour choisir le mode vie que l’on veut. J’ai l’impression que les jeunes reviennent à la famille parce qu’ils ne connaissent rien d’autre.

Ils y reviennent car ils pensent y trouver la sécurité, et cela, même quand ils viennent d’une famille violente, au lieu de chercher à faire autre chose. Le fait est là : lorsque des enfants ont été maltraités, ils sont prêts à le répéter dans leur nouvelle famille. Un professeur de Halle an der Saale a écrit dans le journal Die Süddeutsche, qui n’est pourtant pas un journal de gauche : « Si vous voulez faire l’expérience de la violence, en tant que victime ou en tant qu’auteur, fondez une famille14. » Il semble que la violence en général a diminué dans la société mais qu’elle a augmenté dans la famille ou entre proches où il existe des rapports atroces.
Bien sûr, cela dépend aussi des rapports de propriété15 dont j’ai peut-être trop peu parlé. En effet, le familisme est lié aux rapports de propriété : le père de famille est finalement le grand chef et il peut faire presque tout ce qu’il veut. Il y a plusieurs années, j’ai écrit un article sur la violence familiale sous le titre : « Je peux faire ce que je veux de toi parce que tu m’appartiens. » C’était les paroles proférées par un père lors d’un procès devant le tribunal de Bonn. La violence conjugale n’est punissable que depuis 1997 et, avant cette date, tout le monde niait son existence.

Vous établissez donc un lien entre rapports de propriété et violence. Mais en général, cela n’est pas vu de cette façon.

C’est un grand problème. Les maisons d’accueil pour femmes victimes de violence dans leur famille sont surchargées et cela est en augmentation alors même que le mouvement de femmes avait construit ces maisons dans le but qu’il n’y ait plus de femmes battues. Peut-être toutes ces femmes ne sont-elles d’ailleurs pas mariées. On ne sait pas si les célibataires frappent moins mais les femmes peuvent quitter plus facilement la relation dans ce cas.

Les maisons d’accueil pour les femmes sont-elles une réaction au familisme ?

Le mouvement des femmes voulait s’opposer à la violence en critiquant le familisme. Ces maisons montrent au moins aux femmes qu’on peut vivre autrement, mais beaucoup retournent cependant chez leur agresseur ou retrouvent la même situation, même en cherchant quelque chose de meilleur.

Y a-t-il aussi des formes de violence cachées ?

Il y a toutes sortes de violences, il y a la violence physique mais aussi la maltraitance psychique. Quelques exemples : on coupe les cheveux d’une femme pour qu’elle ne sorte pas et reste à la maison ; ou un homme jette le dîner contre le mur parce qu’il n’est pas assez salé ; ou une femme n’a pas le droit de rencontrer une amie parce que le mari est jaloux. Tout cela est de la violence. Dans ces cas, les femmes arrivent aussi dans une maison d’accueil.
À ma connaissance, il n’y a pas de théorie qui précise les degrés dans les rapports de violence. De ce fait, on passe à côté de faits qui n’apparaissent pas comme violents et on minimise la violence.

Les femmes ne s’engagent-elles pas volontairement dans ces relations ?

Même si la femme s’est mariée volontairement, il n’y a aucune excuse à la violence physique comme à la violence sexuelle dans le mariage.

Venons-en à la sexualité dans la famille : cela fonctionne comment ?

Je n’ai pas écrit beaucoup sur cela. Le plus grand problème est la violence dans les rapports sexuels. En Allemagne, cela a été une grande discussion avant que le viol dans le mariage ne devienne punissable. Cela a duré jusque dans les années 1970. Le système familiste dans lequel les gens sont obligés de vivre règle également la vie sexuelle : les rapports sexuels doivent être hétérosexuels et pratiqués seulement avec le conjoint officiel. Jusque récemment, on devait être marié.
Le mouvement étudiant a critiqué cela avec raison parce que les mariages sont associés également à de gros mensonges. Mais aujourd’hui, même si ce n’est plus vécu de la même manière qu’avant, l’idéologie est toujours celle de la monogamie et de la fidélité. C’est généralement une chimère, les écarts se vivent secrètement et je ne pense pas qu’on soit plus monogame aujourd’hui que dans le passé. Dans les années 1970, c’était en revanche plus ouvert et on concevait qu’il pouvait y avoir des relations différentes, des relations principales ou secondaires ou quelque chose de ce style-là.

Est-ce que la sexualité est aujourd’hui plus ou moins limitée au fait de procréer ?

Pour les catholiques, les protestants et d’autres chrétiens traditionnels, la sexualité sert à la reproduction et on ne peut pas avorter. Et, concernant la procréation, il faut savoir qui est le père, c’est pourquoi le test de paternité est si important aujourd’hui, notamment à cause de l’héritage.

La famille stabilise les relations monogames et introduit donc la notion de tromperie. Mais c’est une notion qui a peu à voir avec le plaisir, la joie, la liberté et le désir, en vogue dans les années 1970. C’était cela le sens d’une relation libre et sans chaînes, incompatible avec le concept de la famille.

Effectivement. Bien sûr, j’espère qu’il y a encore de la joie et du plaisir dans de nombreux couples, dans de nombreuses familles. Je le répète, la famille est un mode de vie comme les autres. J’ai été la présidente de Pro Familia. La sexualité n’est pas mon domaine principal, mais les pédagogues sexuels disent que, d’une part, les jeunes d’aujourd’hui ont des relations sexuelles très précoces et que, d’autre part, ils connaissent très peu leur propre corps comme en témoignent les grossesses chez les adolescentes.
Il ressort de chaque étude que la fidélité joue également un grand rôle et que l’avortement est rejeté parce qu’on ne veut pas être un meurtrier. Maintenant les gens sont à nouveau en train d’idéologiser ce qui avait été libéré par le mouvement des femmes.
On constate également que dans les recherches sur le sexisme sur le lieu de travail, ce n’est pas le désir qui est le problème. Or, par exemple, dans le mouvement MeToo, on a tendance à criminaliser tous les hommes. J’ai toujours été d’avis que le désir est beaucoup plus libre, beaucoup plus détendu et plus intense si je ne dois pas craindre que quelqu’un me fasse quelque chose que je ne veux pas. D’ailleurs, devoir demander une signature avant de s’engager avec une femme, n’a pas de sens. Si la société était vraiment plus libérée, plus correcte dans les relations humaines et si on ne devait pas craindre l’agression, tout serait plus vivant, plus détendu et plus libre. C’est du moins ma position. Mais ce n’est pas ainsi en ce moment.

Avez-vous une position vis à vis du mouvement MeToo ? Trouvez-vous que c’est une bonne idée ?

C’est le mouvement des femmes et, surtout, de celles qui se sont occupées des maisons d’accueil pour femmes qui mériterait d’être félicité pour avoir rendu publique cette violence. Elles ne l’ont pas inventée, comme on le suggère parfois, mais elles l’ont rendu publique, ont permis qu’on en parle enfin, qu’on brise des tabous, qu’on fasse des recherches et qu’on promulgue de nouvelles lois. Et le mouvement MeToo a participé à cela, et c’est bien.
Ce que je trouve en revanche un peu difficile, c’est que les hommes soient condamnés en bloc. J’ai toujours été d’avis que les hommes devraient réagir contre leurs semblables masculins, qui les font apparaître sous un mauvais jour en bloc. Aux Pays-Bas, ainsi qu’en Belgique, il y a eu le mouvement des « rubans blanc » contre la violence faite aux femmes. J’aimerais bien qu’il y ait un tel mouvement à grande échelle.
Le mouvement des femmes des années 1970 a tiré les conséquences de ses expériences, des maisons communes et des maisons d’accueil qu’elles ont fondées. Aujourd’hui, je crois qu’il ne suffit pas seulement d’accuser et de dévoiler ce qui se passe, il faut aller plus loin, il faut aller à la racine des problèmes. Et passer à l’action, à une action collective, comme on aurait fait autrefois. Aujourd’hui, ce sera forcément différent. Je trouve cependant correct de personnaliser certaines choses, de nommer les auteurs de certains crimes, non seulement en termes de violence, mais aussi en termes politiques.

Footnotes

  1. Le prédécesseur de la famille nucléaire était la famille élargie, dans laquelle deux générations s’occupaient d’une manière transgénérationnelle des enfants. Elle pouvait comporter jusqu’à trois couples de parents par alliance, trente neveux, nièces, petits-enfants, tantes, oncles ou autres parents. Autrefois, on y comptait aussi les domestiques. Ses membres vivaient souvent tous ensemble dans une maison, ferme ou colonie. C’était une unité sociale et économique s’occupant souvent d’agriculture ou d’une entreprise artisanale.
  2. À propos du développement de la famille, voir : Friedrich Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Éditions sociales ; Wolf-Fritz Haug, article Familie dans le Historisch Kritischen Wörterbuch Marxismus (HKWM, dictionnaire critique et historique du marxisme).
  3. Max Horkheimer, Vernunft und Selbsterhaltung, Frankfurt, 1970.
  4. Gisela Notz, Kritik des Familismus,Schmetterling-Verlag Stuttgart, 2015.
  5. En Belgique, le pourcentage est de 37 % aujourd’hui.
  6. Sur le développement de la monogamie, voir F. Engels, op. cit.
  7. W.F. Haug : « On entend par famille la cohabitation d’un couple, éventuellement avec les enfants, qui est sanctionnée par l’État ou par l’Église. » (HKWM, article Famille, traduit par nos soins).
  8. La relation de sang se réfère à la relation biologique ou génétique des personnes sur la base de leur descendance mutuelle ou d’un ancêtre commun. Il s’agit de consanguinité par opposition à la parenté légale (par adoption, reconnaissance de paternité ou maternité de substitution) ou à l’affinité conjugale (affinité). Pendant longtemps, la lignée sanguine d’une personne a été déterminante pour la citoyenneté allemande (jus sanguinis). Le jus soli (droit du sol), particulièrement répandu en droit anglo-saxon, est un principe différent d’acquisition de la citoyenneté et des liens avec le lieu de naissance. Il est pratiqué dans certains États (par exemple en France) parallèlement ou en plus du jus sanguinis. Depuis 2000, le principe du lieu de naissance ou du territoire est également appliqué en Allemagne dans le modèle dit d’option : https://de.wikipedia.org/wiki/Blutsverwandtschaft
  9. Jusqu’au début du 20e siècle, la social-démocratie est favorable « à l’activité professionnelle des femmes (Kautsky, Bebel, Braun, Zetkin) et à la socialisation des tâches familiales ». Les tendances ultérieures sont de « s’accrocher à la famille existante en tant que bastion de la résistance contre le capitalisme. Dans la famille, les enfants doivent être éduqués pour devenir socialistes et vivre dans des conditions différentes de celles de la société. La question de la libération des femmes est perdue de vue. », HKWM, article Famille p. 111. « Les féministes socialistes considèrent toujours qu’il est impossible de libérer les femmes au sein de la famille. (Ivecovic 1984, Rossanda 1983 et Ketelhut 1993). » HKWM, article Famille, p. 116.
    Pour Frigga Haug, la théorie de la famille et la politique sont un champ de contradictions dans lequel « l’égalité des sexes peut être exigée alors que la division du travail selon le sexe se reproduit en même temps ».
  10. Clara Zetkin, née le 5 juillet 1857 dans le royaume de Saxe, décédée le 20 juin 1933 en Union soviétique, était une socialiste allemande, militante pour la paix et féministe. Elle a été l’un des fondateurs de la Deuxième Internationale du Mouvement ouvrier socialiste en tant que participante au Congrès international des travailleurs de 1889 à Paris. Jusqu’en 1917, elle a été active dans le SPD où elle était un représentant éminent de la fraction marxiste révolutionnaire. En 1917, elle rejoint l’USPD. Dans l’USPD, elle appartient à l’aile gauche, ou groupe Spartacus. Elle fut ensuite un membre influent du Parti communiste allemand (KPD). Pendant la République de Weimar, elle a été membre du Reichstag pour le KPD de 1920 à 1933, et présidente du Parlement pour les personnes âgées en 1932. Elle est considérée comme une initiatrice de la Journée internationale des femmes. De 1921 à 1933, elle a été membre du comité exécutif de l’Internationale communiste.
  11. Avec Clara Zetkin et Luise Zietz, Ottilie Baader fait partie de celles qui ont consacré une part croissante de leur temps à des activités purement politiques. Dans la plupart des pays allemands, le droit politique des associations et des assemblées ne permettait pas aux femmes de s’organiser politiquement
  12. August Bebel, La femme et le socialisme, 1891, http://classiques.uqac.ca/classiques/bebel_auguste/la_femme_et_le_socialisme/bebel_femme_socialisme.pdf.
  13. Isabelle Fremeaux et John Jordan, Les sentiers de l‘utopie, La Découverte, 2012.
  14. http://www.sueddeutsche.de/politik/interview-es-muss-ohne-gewalt-gehen-und-es-geht-auch-ohne-gewalt-1.313062
  15. Voir MEW 3, S.22 ; Eric Hobsbawm, Labouring Men. Studies in the History of Labour, Weidenfels and Nicolson, London, 1964 ; Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, 1840. Ce livre a fait l’objet de nombreux débats. Karl Marx a jugé le livre de Proudhon en 1845 : « Cette œuvre a la même valeur pour l’économie politique moderne que l’œuvre d’Emmanuel Joseph Sieyès Qu’est-ce que le tiers État ? pour la politique moderne. Il a dit ce que presque tout le monde sait : la propriété est un vol. » Sinon, Pierre-Joseph Proudhon, penseur anarchiste radical du 19e siècle, a été presque oublié ; Lawrence Krader, article Propriété/Propriété dans le HKWM, fournit une autre interprétation.