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La dépendance à la voiture, un problème collectif

Emma Delbecq

—26 juillet 2024

La dépendance automobile est souvent traitée comme une problématique individuelle. Face à l’urgence climatique, il faut comprendre les contraintes des automobilistes et proposer des alternatives collectives.

En 2022, une nouvelle facette du plan de mobilité bruxellois, « Good Move », est mise en place, ce sont les mailles apaisées. Ce projet vise à transformer la mobilité en favorisant les mobilités douces et en réduisant le trafic de transit 1avec différents aménagements : blocages de rue, changements de sens de circulation, etc. Le but de ces mesures est de diminuer la place de la voiture dans la région bruxelloise et cela a généré de grandes contestations dans plusieurs communes bruxelloises. Les opposants à « Good Move » sont souvent décrits comme ne voulant pas changer leurs habitudes et n’ayant rien à faire des impacts environnementaux et sociaux de la voiture. Ne serait-ce pas une vision trop caricaturale de la réalité ? Pour mieux comprendre les enjeux autour de la voiture à Bruxelles, j’ai rencontré les habitants, des travailleurs et travailleuses qui ont expliqué la place de la voiture dans leur quotidien.

La voiture comme enjeu de classe

La voiture reste essentielle pour beaucoup de déplacements, car elle reste nécessaire pour aller travailler2, des travailleurs n’ont pas d’autres choix. Par exemple, les ouvriers qui travaillent à la chaîne n’ont pas d’horaires de bureau classiques, ils doivent commencer très tôt, finir plus tard :

« La voiture je l’utilise d’abord pour aller travailler. Parce que, le problème, c’est que l’usine commence à tourner à 6h00 du matin. Pas à 6h15, pas à 6h30, pas à 7h mais à 6h la chaine se met en route. Et donc les gens doivent être présents sur leur poste de travail. »

Avoir un emploi moins qualifié est synonyme d’horaires atypiques et les travailleurs doivent faire preuve de plus de flexibilité. On se retrouve alors dans une situation où les horaires des transports en commun ne permettent pas nécessairement de répondre à leurs besoins et se rendre au travail à vélo est compliqué pour des personnes qui exercent déjà un métier pénible.

Une deuxième raison qui pousse à prendre leur voiture est le lieu de travail. Les Bruxellois qui travaillent en dehors de Bruxelles sont dépendants de leur voiture, car elle reste le moyen le plus rapide et souvent le seul pour se rendre dans les autres régions belges. En effet, les travaux du RER sont en retard de 20 ans, les lignes de bus de la STIB s’arrêtent bien souvent aux frontières de la Région Bruxelles-Capitale et De Lijn vient de supprimer un arrêt sur 6 de son réseau.

“Je vais au fin fond de la Flandre, au fin fond de la Wallonie. Je fais énormément de kilomètres. Il m’arrive de faire des 400 km…Par jour ! Et rebelote le lendemain, donc je roule beaucoup. C’est mon outil de travail.”

Se déplacer ne se résume pas qu’à aller travailler. On utilise aussi la voiture pour voir sa famille, ses proches qui n’habitent pas dans la Région Bruxelles-Capitale, les relations sociales ne se limitent pas aux frontières de la région :

“Voilà, donc quand je vais chez mon frère à Sint-Pieter Leeuw, mon neveu, il fait comment ? Il prend le tram, après, il prend le bus à la Chaussée de Mons, jusqu’à l’avenue Saint-Pierre, là, il s’arrête et doit marcher une bonne demi-heure”

Avoir des enfants joue aussi sur le besoin de posséder une voiture, encore plus pour les familles nombreuses. La voiture permet de gérer toute la logistique liée aux activités des enfants (école, loisirs) ou encore aux courses. Prendre la voiture permet notamment de ne pas devoir faire les courses plusieurs fois par semaine, ce qui permet aux familles de gagner du temps :

“On est une famille de 6, ça fait de grosses courses toutes les semaines donc faire ça en transport en commun avec un caddie ou deux, c’est impossible.”

Par ailleurs, comme le dit la Ligue des Familles, le manque de places en crèches ou en écoles oblige de nombreuses familles à fréquenter plusieurs sites, ce qui rend l’organisation des déplacements, qui sont fréquents et longs pour la plupart, d’autant plus compliquée.3.

Les ouvriers qui travaillent à la chaîne n’ont pas d’horaires de bureau classiques, pour eux la voiture n’est pas un choix.

Se passer d’une voiture reste difficile, les alternatives proposées ne sont pas satisfaisantes et ne répondent pas aux besoins des personnes interrogées. En effet, notre société s’est organisée autour de la voiture, en posséder une devient nécessaire quand les services de proximité disparaissent ou encore quand il faut gérer des horaires de travail plus flexibles et des lieux d’emploi plus lointains. Devoir se passer d’une voiture est souvent impossible ou très pénalisant dans les conditions matérielles actuelles.

 Priorité aux solutions contre la caricature

Les automobilistes sont souvent décrits comme des personnes ne voulant pas changer leurs habitudes pour garder un certain confort de vie. Pourtant en rencontrant et en écoutant des automobilistes, on se rend rapidement compte qu’ils réfléchissent à la place de la voiture en ville et qu’ils amènent des solutions face aux défis environnementaux. La voiture reste essentielle, mais génère également des coûts et, afin de les réduire, ces personnes font attention à leur consommation et réfléchissent à leurs usages de la voiture.

“Pour les hommes et les femmes qui travaillent à Audi Bruxelles, ben oui forcément, est-ce qu’ils ont envie de dépenser 200/300€ par mois pour mettre de l’essence dans leur voiture, s’il y avait d’autres moyens ? Ben non.”

Les travailleurs d’Audi Forest font notamment du covoiturage depuis les années 80, d’autres organisent le partage de leur véhicule dans leur quartier :

“Je suis dans 5 comités de quartier, je m’occupe aussi des personnes âgées, donc ils n’ont pas de véhicule. Elles me téléphonent et je leur fais des courses dans les grandes surfaces.”

“Écoute s’ils me disent maintenant, il y a un tram toutes les 5 minutes, toutes les 10 minutes, OK. Et que tu es chez toi, pas à 22h45, mais à 22h20, ben je le prends. Sérieusement, je le prends.”

“S’ils veulent vraiment faire quelque chose de bien, il faut faire comme ils font au Luxembourg. [c’est-à-dire la gratuité des transports publics].”

Alors que la dépendance à l’automobile est collective, les politiques actuelles de mobilité font reposer les enjeux de la mobilité sur les individus.

Le plan Good Move est bien sûr critiqué par les automobilistes, mais des pistes de solutions sont aussi émises. Ces personnes ont un avis sur les questions écologiques, de mobilité et plaident pour une politique plus ambitieuse. Leurs voix devraient être entendues et prises en compte par les politiques pour construire les plans de mobilité.

Une solution collective à un problème collectif !

 L’organisation du travail, du territoire, des réseaux de transport, des familles, tout cela pèse sur les choix de mobilité et bien souvent les personnes que j’ai rencontrées n’ont pas d’autres choix que d’utiliser la voiture. Pourtant, les politiques de mobilité actuelles demandent essentiellement aux individus de changer leurs pratiques de mobilité, en témoigne cet extrait de la synthèse du plan Good Move4 :

Good Move invite à une prise de conscience de chaque usager quant à ses habitudes de déplacement : choix du mode, heure du déplacement, proximité du déplacement, etc. Et ce, dans la perspective d’amener le citoyen à la réflexion et de l’inciter à la rationalisation de ses choix de mobilité.

Alors que la dépendance à l’automobile est collective, les politiques actuelles de mobilité font reposer les enjeux de la mobilité sur les individus. Cela dégoûte les gens, car ils ont l’impression qu’on cherche à tout prix à leur enlever leur moyen de transport. De plus, ils n’ont pas l’impression que les politiciens comprennent les contraintes auxquelles ils font face chaque jour pour se déplacer.

Au contraire, il faut mettre en place des solutions collectives pour proposer des alternatives permettant de réduire l’usage de la voiture. Si on veut sortir de l’opposition binaire entre pro et anti-voiture à laquelle certains aiment résumer le débat public autour de la mobilité, et dépasser notre dépendance à l’automobile, il faut se tourner vers ces alternatives collectives. A voir des transports en commun gratuits et de qualité est essentiel. C’est une urgence sociale et écologique !

Footnotes

  1. Le trafic de transit désigne le trafic automobile qui passe seulement dans un quartier pour se rendre à un autre endroit.
  2. Bertrand Montulet et Michel Hubert, « Se déplacer avec des enfants à Bruxelles ? », Brussels Studies. La revue scientifique pour les recherches sur Bruxelles / Het wetenschappelijk tijdschrift voor onderzoek over Brussel / The Journal of Research on Brussels, 11 février 2008, https://doi.org/10.4000/brussels.535.
  3. https://liguedesfamilles.be/storage/18807/20210907-analyse-smart-move-et-familles.pdf
  4. « Synthèse de Be GoodMove be.brussels » (Bruxelles: Région Bruxelles-Capitale, 2021), https://mobilite-mobiliteit.brussels/sites/default/files/2021-03/GOODMOVE_synth%C3%A8se.pdf.