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La Belgique, l’OTAN et la course aveugle à l’armement

Christophe Wasinski

—12 février 2025

Depuis plusieurs décennies, le consensus atlantiste pousse la Défense belge à s’engager dans une course effrénée aux nouveaux outils militaires. Au détriment de la diplomatie, du respect du droit international et du contrôle des armements.

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L’accord de la nouvelle coalition Arizona confirme : il y aura bien une augmentation des dépenses prévues pour les forces armées. Le budget de la Défense devrait s’élever à 2 % du PIB en 2029 et passer à 2,5 % d’ici 2034 – jusqu’ici, seul 1,3 % y était consacré. L’accord prévoit également le recrutement de milliers de militaires et l’achat d’équipements.

Les objectifs qui se trouvent dans cet accord s’expliquent moins par la situation internationale que par le consensus atlantiste qui prévaut au sein des partis de droite – et qui reçoit régulièrement le soutien des socialistes. Un consensus qui a notamment joué un rôle central dans la politique interventionniste de la Belgique ces dernières années et qui constitue encore la matrice du militarisme ambiant.

De la guerre froide à la Libye

Pendant les années 1990, la défense connaît d’importants changements. Du fait de la fin de la guerre froide, il est décidé d’abandonner le service militaire à partir de la levée 1994 et le retrait des forces belges déployées en permanence en Allemagne est acté. La décision est également prise de se débarrasser d’une partie du matériel, dont des chars et des chasseurs-bombardiers. Enfin, le budget consacré à la défense est gelé. Au début des années 1980, plus de 3 % du PIB y était alloué ; ce chiffre tombe à moins de 2 %. Cette réduction n’empêche pas les forces armées de participer davantage à des missions de maintien de la paix, entre autres en Afrique et dans les Balkans.

Christophe Wasinski est professeur en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles (ULB) et membre du centre Recherche et Etudes en Politique Internationale (REPI). Spécialiste des questions de sécurité internationale, il axe ses recherches sur les questions militaires et les conflits.

En 1999, l’OTAN prend la décision d’user de la force contre la Serbie et une douzaine de chasseurs-bombardiers F-16 belges participent aux opérations de l’Alliance. Au Kosovo, les opérations de paix prennent un tour guerrier. Au surplus, les bombardements de l’organisation atlantique sont réalisés sans mandat de l’ONU, ce qui les rend illicites. L’OTAN ouvre par ailleurs l’adhésion à de nouveaux États, dont les pays baltes, ce qui engendre la colère des responsables russes, qui font face à une grave crise économique découlant de la libéralisation de leur économie. La montée en puissance actuelle de Vladimir Poutine et les projets de modernisation des forces armées russes s’enracinent en partie dans ce contexte. Pour le dire autrement, sans complètement l’expliquer, la guerre en Ukraine n’est pas sans lien avec la politique menée par l’OTAN à la fin de la guerre froide.

En 2007, Pieter De Crem (CD&V) remplace André Flahaut (PS) à la tête du ministère de la Défense, un poste qu’il occupera jusqu’en 2014. Avec Pieter De Crem, comme l’écrivait l’ex-présidente du Département de sciences politiques à l’ULB Barbara Delcourt, « “Petit mais loyal [à l’OTAN]” semble être le nouveau mot d’ordre de la défense belge ». Le ministre est notamment très favorable à un renforcement du dispositif militaire belge, au sein de l’OTAN, en Afghanistan. C’est dans ce contexte que des chasseurs-bombardiers F-16 sont dépêchés dans cet État. L’implication des forces belges dans une guerre déjà enlisée fait néanmoins débat au Parlement. D’ailleurs, le gouvernement ne suivra pas De Crem quand il recommandera également d’envoyer des troupes supplémentaires combattre les Talibans.

En 2011, l’OTAN opère en Libye. Le gouvernement d’affaires courantes décide que six appareils F-16 belges prendront part au déploiement. L’Alliance dispose d’un mandat de l’ONU. D’après celui-ci, les militaires peuvent agir pour protéger les populations. Dans les faits, les moyens de l’OTAN sont mis au service du renversement du régime de Mouammar Kadhafi. Considérée comme un détournement du mandat de l’ONU, cette interprétation n’est pas appréciée par de nombreux États du Sud global. En Belgique, Pieter De Crem et le Premier ministre Yves Leterme (CD&V), affirment d’ailleurs lors d’une interview à la RTBF que l’objectif est de « faire partir le colonel Kadhafi » – au dam du PS qui fait partie de la coalition et considère que la Résolution 1973 ne permet pas de changer le régime libyen1. De plus, l’intervention de l’OTAN ne stabilise nullement la Libye. Le renversement du régime débouche au contraire sur une guerre civile. On aurait tout de même pu penser que les conséquences de l’aventure irakienne auraient donné à réfléchir aux décideurs européens.

Le dossier des F-35

Bien que les forces belges participent à ce genre d’opérations musclées, il n’y a pas d’augmentation du budget du ministère de la Défense entre 2007 et 2014. Durant ces années, le gouvernement Di Rupo impose des restrictions budgétaires qui touchent notamment les forces armées. À la fin des années 2010, le budget de la Défense est de moins de 1 % du PIB, un chiffre qui reflète très bien la faiblesse de la menace internationale pour la Belgique à cette époque. En 2013, le ministre De Crem lance néanmoins un pavé dans la mare. Il annonce qu’il convient de remplacer les chasseurs-bombardiers F-16 par de (coûteux) F-35. C’est à son successeur, Steven Vandeput (N-VA), qu’il reviendra de gérer ce dossier. Entretemps, à la fin de son mandat, le très atlantiste De Crem se dira déçu de ne pas avoir été choisi comme nouveau secrétaire-général de l’OTAN.

Avec Pieter De Crem « “Petit mais loyal à l’OTAN” semble être le nouveau mot d’ordre de la défense belge.

En septembre 2014, alors qu’il est en affaires courantes, le gouvernement Di Rupo prend la décision d’envoyer des appareils F-16 au Moyen-Orient afin de combattre l’État islamique – le groupe a vu le jour dans le chaos créé en Irak à la suite l’invasion étatsunienne de 2003. La Chambre approuve à une large majorité cette décision (la mission, qui ne dépend pas de l’OTAN, sera ensuite prolongée et un système de rotation avec des appareils F-16 néerlandais sera mis en place). Dans un contexte dans lequel on discute du remplacement des F-16, les forces armées font la promotion de leurs bombardements dans les médias. C’est ainsi que des images rapportant les succès des équipages sont diffusées. Quant aux décideurs, ils justifient l’envoi des appareils en arguant qu’il faut combattre les terroristes au Moyen-Orient afin d’assurer la sécurité en Belgique – ce qui n’a toutefois pas empêché l’attentat à Bruxelles le 22 mars 2016, où l’État islamique a tué 35 personnes et blessé de nombreuses autres.

En marge, des organisations de la société civile s’interrogent sur le fait que les opérations belges aient pu provoquer la mort de civils irakiens. Elles accusent la Défense de manquer de transparence dans ce domaine.

Une autre controverse éclate en 2016 à propos de l’extension du mandat des forces belges afin de leur permettre de bombarder l’État islamique en Syrie. Les fondements juridiques de cette extension sont considérés comme problématiques, car potentiellement illégales. Ce point est notamment souligné par une juriste du Centre d’études de sécurité et défense (CESD) de l’Institut royal supérieur de défense (IRSD)2. Le gouvernement jugera tout de même opportun d’autoriser les F-16 belges à opérer en Syrie.

En parallèle, sous le gouvernement Charles Michel (MR), le ministère de la Défense signe de gros contrats pour l’acquisition de matériel, dont celui portant sur le remplacement des F-16 en 2018. En amont, le ministre Steven Vandeput et son équipe avaient préparé le terrain et organisé, en février 2015, une conférence sur le thème du futur de la défense belge à l’École royale militaire. Quatorze experts (nommés « Wise Pen ») y étaient intervenus. Le public était composé d’environ 120 personnes, parmi lesquels des officiers supérieurs et des décideurs politiques. Les actes de la conférence seront publiés le même mois, sous le titre The future of Belgian defence: horizon 2030, par le cabinet du ministère de la Défense à l’institut Egmont, le think tank du SPF Affaires étrangères. La tonalité générale de l’événement était favorable au renforcement des capacités militaires. On remarquera au passage qu’aucun des experts invités n’était issu d’organisations progressistes de la société civile.

Le dossier du remplacement du F-16 confirme le fait que les forces armées ont trouvé en la N-VA, avec le soutien du MR, un relai efficace de leurs intérêts.

En juin 2016, avait aussi été rendue publique La Vision stratégique pour la Défense. L’analyse de l’environnement sécuritaire proposée par ce document est superficielle. Elle ne rend notamment pas compte du fait que les capacités de l’outil militaire à faire émerger la conditions de la paix est très limitée et que les actions des États-Unis et de leurs alliés ont contribué à rendre le monde plus incertain – comme les opérations menées par les États « occidentaux » en Afghanistan, en Irak, en Libye ou encore au Mali l’ont montré. Le manque de rigueur dans l’analyse transforme de fait le document en pamphlet en faveur des forces armées et de l’OTAN. En définitive, le document avait servi de justification à une augmentation du budget (de 0,9 à 1,3 % du PIB) et à l’acquisition de matériel supplémentaire.

En matière de dépenses, le cas du remplacement des F-16 reste alors le dossier phare, aussi le plus coûteux. Les forces aériennes cherchent à rassurer l’opinion quant à leurs capacités de gestion en mettant en place une procédure de sélection rigoureuse et aussi transparente que possible – notamment basée sur la publication de la demande d’information (« Request for Information ») envoyées à cinq fabricants aéronautiques et, ensuite, de l’appel d’offre (« Request for Proposal »). Nombreux sont celles et ceux qui pensent malgré tout que l’appel est taillé sur mesure pour l’appareil étatsunien F-35 de Lockheed Martin, un chasseur-bombardier acheté par un nombre grandissant d’États membres de l’OTAN.

Des doutes et des milliards

Pour les associations antimilitaristes et pacifistes, l’enjeu ne consiste cependant pas à se demander par quels appareils remplacer les F-16, mais plutôt de savoir s’il est vraiment nécessaire de le faire. Les alliés belges disposent déjà d’énormément de chasseurs-bombardiers. L’intérêt d’acquérir de nouveaux modèles belges n’est donc pas évident. Plus encore, on ne voit pas bien pour quelles raisons il faudrait posséder des avions hi-tech si leur rôle consiste principalement à protéger l’espace aérien national. Des avions plus rustiques auraient certainement pu faire l’affaire. En revanche, le F-35 met les forces belges en capacité d’aller faire la guerre un peu partout dans le monde aux côtés des Etats-Unis. Cette technologie, pour le dire autrement, est de nature à inciter les forces belges à participer à des nouvelles aventures belliqueuses.

Les actions des États-Unis et de leurs alliés ont contribué à rendre le monde plus incertain – comme les opérations menées par les États « occidentaux » en Afghanistan, en Irak, en Libye ou encore au Mali l’ont montré.

Le dossier du remplacement du F-16 confirme aussi que les forces armées ont trouvé en la N-VA, avec le soutien du MR, un relai efficace de leurs intérêts. Il montre par ailleurs que les associations issues de la société civile et une partie de la classe politique de gauche sont toujours hostiles à l’encontre des dépenses militaires, considérant qu’elles ne sont pas justifiées et ne devraient pas être prioritaires. Le ministère de la Défense se gardera également, dans le cadre de cette procédure, de discuter de la question de la capacité d’emport de charges nucléaires étasuniennes par les avions belges pour des missions de l’OTAN, probablement afin d’éviter une polémique supplémentaire. Le remplacement du F-16 devient finalement une saga médiatique.

Au terme de la procédure, les autorités belges sélectionnent finalement le F-35 en 2018. Au total, le prix des 34 appareils commandés avoisine les 3,8 milliards d’euros, bien plus que le budget annuel de l’aide au développement de la Belgique – moins de 2 milliards d’euros en 2017. Les casques des pilotes coûtent quant à eux environ 270 000 euros l’unité et le coût de chaque heure de vol de ces avions est estimé à environ 40 000 euros. Des membres du MR affirment alors que cette dépense aura des retombées économiques importantes pour l’industrie belge – les militaires ont la sagesse de ne rien dire à ce propos. Constatant que les dites retombées sont en réalité très limitées, des représentants du gouvernement De Croo – qui a succédé à celui de Charles Michel – et de la Région wallonne se rendront aux États-Unis afin d’essayer de grappiller des avantages supplémentaires.

Le militarisme se nourrit finalement de lui-même. Il génère un climat de peur qui incite à normaliser toujours plus de dépenses pour les forces armées.

Le gouvernement Michel ne s’est par ailleurs pas contenté de signer le contrat pour l’acquisition de F-35. En 2015, il avait aussi conclu des accords pour l’achat de deux frégates (2 milliards d’euros), de véhicules blindés (1,6 milliard d’euros), de drones (159 millions d’euros) ou encore d’un avion ravitailleur (250 millions d’euros) et, au total, avait engagé des dépenses pour plus de 9 milliards d’euros de matériel militaire. Le ministre Vandeput avait également proposé l’année suivante que la Belgique acquière un système de défense antimissile, dont le coût pouvait s’élever à plusieurs centaines de millions d’euros. Cette proposition, provoquant le mécontentement des partis de l’opposition, avait été rejetée par le gouvernement de l’époque. Les membres du gouvernement craignaient qu’une telle dépense n’affecte l’équilibre budgétaire. Le vice-premier ministre De Croo avait même qualifié d’« idiote » la demande de Steven Vandeput.

Il est à noter que Bart De Wever reviendra à la charge avec cette idée en septembre 2024. Évoquant la guerre en Ukraine, il fera savoir que sans protection de leurs installations à Anvers, les entreprises pourraient ne plus vouloir investir dans le port. L’intéressé déclarera à la presse : « Anvers doit pouvoir se défendre et je ferai de mon mieux pour fournir les fonds nécessaires ». Il peut certes paraître raisonnable de se doter de moyens de protection, mais il serait encore plus raisonnable d’essayer d’assurer notre sécurité par le renforcement de la diplomatie avant de penser à acheter de coûteux systèmes dont l’efficacité technique n’est pas absolue.

« Militainment », discours de l’inquiétude et « guerre hybride »

Il faut également remarquer que l’image que les forces armées projette dans la société évolue. En 2019, les forces spéciales sont mises à l’honneur dans le programme de téléréalité Kamp Waes de VTM. En 2023, le président du MR, George-Louis Bouchez, participe à l’émission de téléréalité Special Forces : wie durft wint. Sa prestation sera cependant jugée médiocre, et il quitte rapidement l’émission, évoquant une importante charge de travail. Ce type de programme, qui met en spectacle l’univers militaire et n’apporte strictement rien à la compréhension politique des conflits, relève de ce que l’on appelle dans le jargon le « militainment » (« military entertainement » ou « divertissement militarisé »)3 ou comment normaliser la violence militaire au sein de la société.

La « guerre hybride » est un concept fourre-tout développé par des militaires et des experts proches de forces armées. Son usage sert à renforcer le climat ambiant de peur.

En 2018, le porte-parole de la N-VA Joachim Pohlmann, devenu le chef cabinet du ministre Francken,  et le professeur Jonathan Holslag étaient déjà parvenus à faire parler d’eux dans la presse sur le mode « people » en rejoignant la réserve militaire. Jonathan Holslag avait notamment déclaré à la presse que  « cela ajoute aussi un peu d’aventure à [sa] vie civile ». Plus inquiétant, les forces armées font la promotion du métier de soldat dans les écoles secondaires – promotion que l’accord Arizona prévoit de renforcer4. Les réseaux sociaux montrent des militaires laissant les adolescents prendre leurs armes dans les mains, comme si elles étaient de simples jouets. Notons que l’accord du nouveau gouvernement Arizona validera la poursuite des visites de militaires dans les écoles à des fins de recrutement.

Pour en revenir aux dépenses, le général Compernol, alors chef de la Défense, lance un appel au gouvernement en avril 2019, lui enjoignant d’investir davantage pour les forces armées. En juillet de la même année, il renouvelle sa demande, mais il précise qu’il considère « irréalisable » pour la Belgique d’atteindre les 2 % du PIB. Selon lui, 1,5 % ou 1,6 % du PIB pouvaient suffire à financer les forces belges. En septembre 2019, , un mois avant l’entrée en fonction du gouvernement De Croo, le général (à la retraite) Francis Briquemont réitère cet appel dans une opinion publiée dans La Libre. À en juger par la politique suivie par la coalition Vivaldi, le message semble avoir été entendu. La ministre Ludivine Dedonder (PS) confie à une douzaine d’experts proches de la Défense la mission de mettre à jour la vision stratégique de son prédécesseur. Il en ressort en juin 2021 un document, intitulé Update of the Strategic Vision 2030: Recommendations, qui justifie davantage de dépenses pour les forces armées.

La ministre adopte ensuite le plan STAR (Security & Service – Technology – Ambition – Resilience). Dedonder met, bien davantage que son prédécesseur, l’accent sur les questions relatives au personnel et le soutien à l’industrie. Sa politique générale de la défense reste donc, dans les grandes lignes, sur la même trajectoire atlantiste qu’auparavant. En septembre 2024, à la fin de législature, elle défendra son bilan en déclarant notamment : « On est allé chercher plus de 11 milliards d’euros d’investissements en plus de ceux prévus par la loi de programmation militaire précédente. » Elle soutient également l’objectif des 2 % du PIB pour les forces armées.

Plusieurs associations regrettent alors cette volonté politique d’augmenter les dépenses militaires. Elles soulignent qu’il vaudrait mieux investir dans les initiatives diplomatiques. De fait, il serait certainement utile de consacrer davantage de ressources à discuter de contrôle des armements et de désarmement, ou encore de l’aide au développement. Si on veut la paix, il convient de préparer la paix. Mais l’émergence d’un discours de l’inquiétude, qui apparaît dans le contexte de la reprise de la guerre en Ukraine en 2022, étouffe malheureusement cette critique. En effet, en novembre 2023, le Chef de la Défense, l’amiral Hofman, annonce publiquement que l’armée belge doit se préparer à un possible conflit. Il affirme dans un entretien avec la presse : « Ce qui me préoccupe, c’est que la transformation de la Défense belge soit [réalisée] à temps pour être prête pour des conflits potentiels ou des crises [qui se produiraient] dans les prochaines années. Je ne sais pas quand. »

La coalition Arizona aura certainement pour effet d’ancrer plus encore la Belgique dans le camp de ceux qui n’envisagent la sécurité que sous l’angle de la préparation de la guerre.

En février 2024, la ministre de la Défense commence par rassurer en affirmant : « Il n’y a pas de menace imminente d’une attaque de la Russie envers un des pays de l’OTAN. » Le reste de ses déclarations s’avère cependant moins confiant : « Par contre, ce qui existe, c’est une guerre hybride, avec des cyberattaques et des campagnes de désinformation, de déstabilisation. » En novembre 2024, Michel De Maegd (MR) reprend la formule lors d’un débat organisé par la RTBF sur le thème de la guerre en Ukraine et d’une potentielle Troisième Guerre mondiale, en évoquant lui aussi une « guerre hybride » qui « a déjà commencé ».

La « guerre hybride » est un concept fourre-tout développé par des militaires et des experts proches de forces armées. Son usage sert à renforcer le climat ambiant de peur. On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, que le député Luc Frank (Les Engagés) interroge la ministre Ludivine Dedonder (PS) en Commission Défense de la Chambre à propos de « la préparation de la population belge en cas de conflit ou de crise sécuritaire majeure » : « Ne serait-il pas temps de préparer la population belge aux risques d’attaques par des armes de destruction massives, des armes conventionnelles, des sabotages, des cyberattaques… ? »

Le militarisme se nourrit finalement de lui-même. Il génère un climat de peur qui incite à normaliser toujours plus de dépenses pour les forces armées. Pourtant, comme le faisait aussi remarquer Nina Bachkatov, docteure en sciences politiques à l’ULiège et experte de la politique russe au sujet de la guerre susmentionnée : « […] une bonne partie de la planète pense que le conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie n’est pas plus qu’un conflit régional avec des interférences de différentes puissances d’un côté ou de l’autre. »5 Il s’agit certes d’un conflit tragique, mais si on veut pouvoir le résoudre, il convient de rester rationnel et de l’analyser pour ce qu’il est.

La course continue, à nos dépens

Entretemps, la course à l’armement se poursuit. Quand la coalition suédoise avait décidé d’acheter quatre drones MQ-9B Sky Guardian en 2018, pour une valeur de 159 millions d’euros, ces appareils avaient alors été commandés sans armement – on parlait de drones « armables mais pas armés ». L’équipement de missiles pour ces drones, qui sont aussi utilisés par les États-Unis pour réaliser des « assassinats ciblés », avait en effet fait débat. Sauf que depuis plusieurs années, la N-VA demande que ces appareils soient finalement dotés d’armes. Theo Francken a même exprimé son point de vue à ce sujet dans les médias. Le fait de refuser de doter les drones d’une capacité de tuer des individus serait « un peu criminel » selon lui. Le gouvernement De Croo a néanmoins résisté aux pressions des nationalistes flamands dans ce dossier.

Les achats que la coalition Arizona prévoit de réaliser ne ressemblent certainement pas à des « investissements », mais bien à un dangereux gaspillage dont le financement devra être assumé par les travailleurs et les travailleuses.

Une majorité de parlementaires s’est finalement prononcée en faveur de leur armement en Commission de Défense en janvier 2025 suite à une proposition formulée par  la N-VA. La nouvelle déclaration gouvernementale confirme d’ailleurs que les drones seront armés. On peut douter de l’utilité politique de cette décision. À quoi serviront exactement quelques drones armés en plus en Europe ? Dans les conflits récents, ces engins n’ont eu aucun effet décisif. En revanche, ils ont contribué à transformer les conflits en Libye et en Ukraine en mortelles guerres d’usure. Sur le plan politique, la décision de la coalition Arizona aura certainement pour effet d’ancrer plus encore la Belgique dans le camp de ceux qui n’envisagent la sécurité que sous l’angle de la préparation de la guerre.

Bien entendu, cet ancrage, justifié par une pédagogie par l’inquiétude, résulte aussi de l’augmentation du budget de la défense. En 2024, la Belgique aurait consacré 1,3 % de son PIB à des dépenses militaires, pourcentage qui s’est traduit par un budget de 7,9 milliards d’euros pour les forces armées – contre 6,7 l’année précédente. Un nombre grandissant de voix se font cependant entendre pour souligner que cela n’est pas suffisant, que la Belgique devrait atteindre le chiffre de 2 % du PIB « exigé » par l’OTAN. Cette augmentation correspondrait à une augmentation de 4 milliards d’euros pour la défense. Sans surprise, on trouve parmi celles et ceux qui sont favorables à cette augmentation Theo Francken, le nouveau ministre de la Défense depuis février 2025.

Rappelons tout de même que les membres de l’OTAN ne sont pas obligés de dépenser 2 % de leur PIB pour leurs forces armées. Sur le plan politique, l’OTAN est un forum qui n’a pas les moyens de contraindre juridiquement les États à consacrer un pourcentage déterminé à leur défense. Il n’en reste pas moins que l’organisation joue, en matière de dépenses de défense, un rôle quelque peu comparable à celui des agences de notation dans le domaine financier. À travers ses statistiques sur les dépenses des États et les discours de son secrétaire général, elle attribue des « bons » et des « mauvais points » à ses membres en matière de dépenses militaires – ce qu’elle faisait déjà lors de la guerre froide. Dans cette logique, la Belgique figure parmi « les mauvais élèves », un sermon qui trouve son relais dans la presse nationale. Les partisans belges d’un renforcement des moyens militaires peuvent alors s’appuyer, dans les débats politiques domestiques, sur le discours de l’OTAN pour pointer ce qu’ils et elles considèrent être des insuffisances de la part de la Belgique – notons que les ambassadeurs étatsuniens en Belgique font également pression en faveur d’une augmentation des dépenses militaires, parfois de manière publique6.

Remarquons aussi que l’OTAN est une alliance qui rassemble 32 États. On trouve en son sein de nombreux pays riches, comme l’Allemagne, le Canada, la France et le Royaume-Uni – trois des États de cette alliance disposent d’un arsenal nucléaire (les États-Unis, la France et le Royaume-Uni). En 2024, les États-Unis et leurs alliés ont dépensé environ 1 500 milliards de dollars pour leurs forces armées. Les seuls États européens de l’Alliance atlantique ont consacré environ 325 milliards de dollars pour leur défense. Cette somme est très supérieure au budget de la défense de la Russie (estimé à environ 140 milliards de dollars actuellement), dont l’armée est bloquée en Ukraine – et dans le cas où cette armée parviendrait à occuper cet État, une partie importante de ses ressources seraient probablement immobilisées pour en assurer le contrôle. Les dépenses européennes de défense avoisinent aussi celles de la Chine – un État qui ne constitue pas une menace militaire pour l’Europe.

Il faut davantage de ressources à discuter de contrôle des armements et de désarmement, ou encore de l’aide au développement. Si on veut la paix, il convient de préparer la paix.

Ces données, qui attestent de la très nette supériorité des dépenses « occidentales », sont rarement, voire jamais, évoquées par celles et ceux qui demandent que la Belgique dépense davantage dans le domaine militaire. Ils préfèrent généralement jouer la carte de la culpabilité, insistant sur le fait que nous devrions avoir honte de ne pas faire aussi bien que les autres États de l’Alliance – pour rester dans la logique des « bons et mauvais élèves ».

Avec la coalition Arizona, le maintien de dépenses militaires élevées servira entre autres à acquérir des chasseurs-bombardiers F-35 supplémentaires dans le futur, une troisième frégate, des avions de transport, de nouveaux drones armés, des défenses antiaériennes, etc. Ces acquisitions risquent de contribuer à la poursuite d’une dangereuse course à l’armement au niveau mondial – dans un contexte où, rappelons-le, le réchauffement climatique reste la plus grande menace à laquelle nous devons faire face. Plus encore, les achats que la coalition Arizona prévoit de réaliser ne ressemblent certainement pas à des « investissements », comme aiment à le répéter les ministres de la Défense ; ces achats ressemblent bien davantage à un dangereux gaspillage, dont le financement devra être assumé par les travailleurs et les travailleuses.

Car d’après l’économiste Gert Peersman, le passage à 2 % du PIB pour les forces armées « est réalisable si chaque ménage belge consent à une contribution supplémentaire de 1 000 euros ». Par ailleurs, le nouveau secrétaire de l’OTAN, Mark Rutte, a récemment recommandé que les États de l’Alliance consacrent non pas 2 mais plus de 3 % de leur PIB à leur défense d’ici 2030. Sans parler de Donald Trump qui, quant à lui, déclare que les États de l’OTAN devraient consacrer 5 % de leur PIB aux forces armées. Non seulement ces augmentations vont avoir un coût social encore plus conséquent, mais elles vont aussi contribuer à rendre notre monde plus dangereux. Il est certainement temps de développer une réflexion sur d’autres façons d’assurer notre sécurité, reposant entre autres sur la diplomatie, le respect du droit international et le contrôle des armements.

L’idée n’est cependant pas de proposer, à la place, de transformer l’Union européenne en une OTAN-bis mais de suggérer le développement d’un projet européen de sécurité qui conçoit les enjeux dans un sens plus coopératif, moins offensif, et qui réduit la place trop importante de l’OTAN (à défaut de pouvoir la supprimer).

Footnotes

  1. Adoptée le 17 mars 2011, la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, a autorisé le recours à la force pour protéger les civils en Libye, notamment par l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne. Cette intervention visait à répondre aux violences perpétrées par le régime de Mouammar Kadhafi contre la population civile lors du soulèvement de 2011.
  2. Antoine Clevers, « La mission en Syrie sans doute illégale », Le Soir, 1er octobre 2016.
  3. Rogert Stahl, Militainment, Inc. War, Media, and Popular Culture, Londfres, Routledge, 2010.
  4. Christophe Wasinski, « La grande offensive de la Défense dans les écoles secondaires », Eclairage du GRIP, novembre 2019.
  5. Cette dimension régionale est bien analysée dans : Gerard Toal, Near Abroad. Putin, the West and the Contest over Ukraine and the Caucasus, Oxford, Oxford University Press, 2017
  6. « Fait rare, l’ambassadrice des Etats-Unis s’immisce dans la politique belge », La Libre Belgique, 30 septembre 2015 (cette « carte blanche » a aussi été publiée en néerlandais de De Standaard) ; La Rédaction, « Remplacement des F16 : l’ambassadeur US presse la Belgique de se décider avant le 14 octobre », Le Soir, 10 septembre 2018.