Israël ne peut survivre sans le soutien de Washington. Les États-Unis comptent plus que jamais sur Israël comme pilier de soutien dans la région, d’autant plus que leurs autres alliés au Moyen-Orient se montrent de plus en plus indépendants.
Moins de deux semaines après les événements dramatiques du 7 octobre 2023, le président des États-Unis, Joseph Biden, se rendait déjà à Tel-Aviv pour exprimer sa solidarité. Dans l’allocution qu’il a prononcée à cette occasion, il a repris un slogan percutant qu’il avait lancé il y a longtemps : « Si Israël n’existait pas, il faudrait l’inventer.»1
Immédiatement, Washington a débloqué 14 milliards de dollars pour un soutien militaire supplémentaire.2 Le président Biden a envoyé le porte-avions le plus avancé, l’USS Gerald Ford, en Méditerranée et a ordonné la mise à disposition de soldats des opérations spéciales et d’agents de renseignement afin qu’ils collaborent avec leurs homologues israéliens pour traquer les dirigeants du Hamas.3
Les dizaines de drones et de missiles lancés par l’Iran sur Israël en avril 2024 ont en partie été interceptés par des militaires étasuniens à partir de navires de guerre et de bases militaires en Irak. La même chose s’est produite lors d’une deuxième attaque iranienne en octobre de la même année.4
Quelques semaines plus tard, les États-Unis ont même envoyé en Israël un système antimissile très sophistiqué, le système Thaad ( Terminal high altitude area defence ). Cette batterie de 48 missiles vaut un milliard de dollars et est si sophistiquée que même l’Ukraine ne peut pas mettre la main dessus.5 Mais le plus remarquable, c’est qu’il est opéré par une équipe de 95 militaires étasuniens, et que les États-Unis admettent ainsi pour la première fois qu’ils sont présents sur le terrain dans cette guerre.
Complicité de génocide
Selon des chercheurs de l’université Brown à Providence ( États-Unis), les États-Unis ont dépensé un total de 22,76 milliards de dollars pour des opérations militaires dans la région au cours de la première année de la guerre. Ce chiffre comprend près de 18 milliards de dollars d’aide militaire à Israël et 5 milliards de dollars pour ses propres opérations dans la région.6 Il s’agit probablement d’une sous-estimation.
Cette aide a été cruciale pour la guerre à Gaza. Selon un officier supérieur de l’armée de l’air israélienne, l’armée du pays, et en particulier son armée de l’air, aurait eu du mal à poursuivre la guerre pendant plus de quelques mois sans ce soutien.7
Même quand plusieurs experts des droits humains des Nations Unies ont qualifié la guerre à Gaza de génocide 89 et que des organisations de défense des droits humains ont souligné que des armes étasuniennes ont été utilisées pour commettre des crimes de guerre,10 11 le flux d’aide militaire n’a pas pu être arrêté.
Pire, des documents officiels montrent que les autorités étasuniennes sont parfaite- ment conscientes que les munitions qu’elles fournissent à Israël sont utilisées à Gaza d’une manière qui n’est « ni conforme au droit humanitaire international, ni aux procédures coutumières visant à épargner les civils». Pourtant, ces rapports ont tout au plus conduit à des suspensions temporaires des livraisons ou à des avertissements publics prudents.12
De plus, leur droit de veto a permis aux États-Unis de couvrir Israël au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies. Au cours des 12 mois qui ont suivi le 7 octobre 2023, les États-Unis ont utilisé leur droit de veto pas moins de cinq fois pour étouffer les critiques à l’égard d’Israël.13
Oxfam International note que cet abus du droit de veto suscite des protestations croissantes de la part des organisations de défense des droits humains, des universitaires et des États membres de l’ONU.14 Les résultats des votes de l’Assemblée générale des Nations Unies montrent à quel point les États-Unis sont isolés à cet égard. Lors du vote sur une résolution de cessez- le-feu à l’Assemblée générale en décembre 2023, 153 pays s’étaient prononcés en sa faveur. Outre Israël et les États-Unis, seuls huit autres pays ont voté contre.15 Lors du vote sur le droit à l’autodétermination de la Palestine, il n’y a eu que deux autres votes contre : ceux de la Micronésie et de Nauru, deux micro-États.16
S’agit-il vraiment d’un « conflit israélo-palestinien», comme il est généralement présenté dans les médias ? Ou bien s’agit-il plutôt d’un conflit opposant les États-Unis et Israël au reste du monde? Au vu de ces résultats, c’est une question qu’il est tout à fait légitime de se poser. La réponse se trouve dans l’histoire et dans le contexte géostratégique.
Un projet colonial à l’origine
Revenons un peu en arrière, à la fin du 19e siècle. En réponse à la persécution des Juifs en Europe, l’idée que les Juifs ont besoin d’un pays qui leur soit propre gagne du terrain. Nous nous trouvons alors en pleine ère coloniale. Theodor Herzl, le principal fondateur de ce courant de pensée, appelé le sionisme, a des vues sur la Palestine. À l’époque, cette région faisait encore partie de l’Empire ottoman.
Le moment est opportun. L’Empire ottoman est sur le déclin et plusieurs pays européens entendent prendre sa place. Dans l’esprit de l’époque, Herzl tente de vendre son projet comme une tête de pont européenne dans la région, et n’hésite pas à surenchérir dans son propos : « La Société des juifs négociera avec les autorités souveraines des territoires en question, et cela, sous le protectorat des puissances européennes, si la chose leur agrée. Nous pouvons accorder à l’autorité souveraine du pays dont nous voulons faire l’acquisition des avantages énormes, prendre à notre charge une partie de la dette publique, construire des voies de grande communication, dont nous avons nous-mêmes également besoin, et nombre d’autres choses encore. (…) nous constituerions là-bas un morceau du rempart contre l’Asie, nous serions la sentinelle avancée de la civilisation contre la barbarie.».17.
Dans un premier temps, les sionistes tablent sur une alliance avec la Grande-Bretagne. En 1917, le ministre britannique des Affaires étrangères, Lord Balfour, a promis de les aider à établir un « Foyer national juif en Palestine ». La Grande-Bretagne a vaincu les forces ottomanes en Palestine en 1918 et s’est vu confier le mandat de ce territoire par la Société des Nations. Les dirigeants européens reconnaissent l’Agence juive, une organisation qui joue toujours un rôle important en Israël, en tant que gouvernement de facto de la Palestine.
Alors que même des pays comme l’Arabie saoudite cherchent à dépasser leurs relations exclusives avec l’Occident, les États-Unis se replient sur la sécurité que peut offrir l’Israël colonial.
La résistance de la population palestinienne originelle a contraint les dirigeants britanniques à accorder des concessions aux Palestiniens. En 1939, la Grande-Bretagne a imposé des restrictions à l’immigration juive et à la vente de terres, et a promis l’indépendance de la Palestine18. De telles concessions n’étaient pas du goût des sionistes. C’est ainsi que dès la Seconde Guerre mondiale, ils se mettent en quête de nouvelles alliances. En 1942, les principales organisations sionistes de 18 pays différents se sont réunies à New York. Dans la déclaration finale de cette réunion, ils anticipaient déjà l’après-guerre dans la mesure où, selon eux, l’ordre mondial d’après-guerre ne pouvait être établi sans « résoudre d’abord le problème de l’absence d’une patrie pour le peuple juif». À cette fin, les participants ont exigé un contrôle total et exclusif du territoire palestinien : « La Conférence demande instamment que les portes de la Palestine soient ouvertes, que l’Agence juive se voie confier le contrôle de l’immigration en Palestine et l’autorité nécessaire à sa construction, y compris le développement de ses terres inoccupées et non développées, et que la Palestine soit établie comme un Commonwealth juif intégré dans l’organisation du nouveau monde démocratique.»19
Dans son ouvrage de référence sur l’histoire des États-Unis au Moyen- Orient, Michael Oren, historien et ancien ambassadeur d’Israël à Washington, résume l’importance historique de cette réunion comme suit : « Les délégués ont convenu que les États-Unis constituaient la nouvelle “ligne de front” du sionisme et que Washington aurait le dernier mot dans la lutte pour la souveraineté juive. Désormais, le mouvement sioniste s’efforcera d’obtenir l’in- dépendance juive inconditionnelle en Palestine, un État avec des frontières reconnues, des institutions républicaines et une force armée souveraine, en collaboration avec les États-Unis d’Amérique.»20
Il n’est donc guère surprenant que les relations entre les Britanniques et les colons juifs se soient détériorées après la guerre. De fait, les Britanniques ont choisi de tirer un trait sur la Palestine avant même que leur mandat officiel arrive à son terme. Ainsi, en 1948, les immigrants sionistes affrontent directement les Palestiniens qui sont soutenus par les pays arabes voisins. Bien que les Juifs ne représentent qu’un tiers des 1,8 million d’habitants de la région, ils disposent des forces armées les plus puissantes. C’est ainsi qu’a lieu la Nakba, « la catastrophe», comme les Palestiniens appellent encore la façon dont ils ont été chassés.
Un chien de garde local
Exactement 11 minutes après la déclaration d’indépendance de l’État hébreu, le 14 mai 1948, le président des États-Unis, Harry S. Truman, fut le premier à lui accorder sa reconnaissance. L’anecdote peut sembler banale, et pourtant le président en exercice, Joseph Biden, n’a pas manqué de l’évoquer lors de son discours à Tel-Aviv le 18 octobre 2023. « Depuis lors, nous avons toujours été à vos côtés», a-t-il ajouté21. Dès 1949, Israël se voit accorder un prêt de 100 millions USD par les États-Unis par l’intermédiaire de l’Ex- port-Import Bank, une agence gouvernementale22. Les États-Unis avaient cependant plusieurs fers au feu dans la période d’après-guerre. En tant que principale superpuissance de l’après-guerre, ils cherchent à se substituer à la domination des puissances coloniales européennes en déclin au Moyen- Orient. Pour ce faire, ils comptent avant tout sur l’Arabie saoudite.
Ainsi, le jour de la Saint-Valentin 1945, le président Roosevelt a rencontré le roi Ibn Saoud à bord d’un croiseur lourd de la marine de guerre étasunienne, stationné à l’embouchure du canal de Suez. En échange d’armes et d’un soutien militaire, le monarque saoudien s’est engagé à approvisionner les États-Unis en pétrole23. Lors de cette rencontre, le roi saoudien s’est néanmoins montré préoccupé par le sort des Palestiniens. Selon le compte rendu officiel de l’entretien, le président Roosevelt a répondu « qu’il voulait insister auprès de Sa Majesté sur le fait que son gouvernement ne ferait rien pour soutenir les Juifs contre les Arabes et qu’il n’avait aucun projet hostile à l’égard du peuple arabe».24
Exactement 11 minutes après la déclaration d’indépendance de l’État hébreu , le 14 mai 1948 , le président des États-Unis, Harry S. Truman, fut le premier à lui accorder sa reconnaissance.
Dans les premières années de l’après- guerre, les États-Unis ont hésité à jouer pleinement la carte du sionisme. L’Arabie saoudite est un allié fidèle et il ne faut pas non plus contrarier d’autres chefs d’État arabes amis, afin d’éviter que ceux-ci ne basculent dans le camp soviétique. Le journal israélien Haaretz explique comment le jeune État tente de se positionner dans la ligne de mire des puissances occidentales, comme un chien de garde local : « Le renforcement d’Israël aide les puissances occidentales à maintenir l’équilibre et la stabilité au Moyen- Orient. Israël doit devenir le chien de garde. (…) On peut compter sur Israël pour punir les pays voisins dont l’ingratitude à l’égard de l’Occident dépasse- rait les limites de l’acceptable.» 25
Tout comme Israël continuait à parier sur différents chevaux, les États- Unis ne s’étaient pas encore décidés à faire de l’État juif leur principal allié dans la région. Ce n’est que quelques années plus tard, en 1956, que les choses ont changé. L’année où le président nationaliste égyptien Nasser a décidé de nationaliser le canal de Suez. Israël a réussi à convaincre la France et la Grande- Bretagne d’entrer en guerre avec lui contre l’Égypte, mais cela ne convenait pas aux États-Unis. Washington les a obligés à mettre fin à l’offensive.
Cet incident est la preuve manifeste qu’Israël joue un rôle politique et militaire clé dans la région, et que l’âge d’or des superpuissances européennes au Moyen-Orient est révolu. Les relations entre Washington et Tel-Aviv sont devenues de plus en plus étroites. Dans la phase de genèse de l’État d’Israël, les sionistes ont cherché à se placer sous le protectorat d’une puissance impérialiste, en l’occurrence la Grande-Bretagne. Cependant, la situation s’inverse à partir de la fin des années 1950 : la nouvelle superpuissance que constituent les États-Unis voient en Israël un pion sur l’échiquier régional. Les États-Unis confient alors à Israël le rôle de tête de pont militaire et politique au Moyen-Orient, outre celui de vecteur de soutien politique et militaire aux alliés dans la région et en Afrique. La guerre des Six Jours de 1967 marque un nouveau tournant. Israël a réussi à infliger une défaite écrasante à ses voisins arabes et s’est imposé comme un gardien performant des intérêts étasuniens dans la région.
Le New York Times ne cache pas que la guerre menée par Israël en 1967 était en fait une guerre par procuration pour le compte des États-Unis.
« L’efficacité des frappes aériennes israéliennes du 5 juin 1967 a été assurée, du moins en partie, par des renseignements sur les bases aériennes égyptiennes et le positionnement des avions provenant de sources étasuniennes. Pour ce qui est des renseignements politiques et économiques, le départe- ment d’État avait à cette époque pour habitude de transmettre à l’ambassade d’Israël à Washington des copies des rapports des ambassades du Moyen- Orient jugés intéressants.»26
La conclusion de l’article est claire : « Israël est, de fait, devenu notre 51e État.» Le futur président des États-Unis, Gerald Ford, alors député, avait expliqué comment son intérêt pour le Moyen-Orient a été éveillé par cette guerre, provoquée, selon lui, par les communistes. « Il est dans l’intérêt des États-Unis de vendre des avions de combat à Israël. Le sort d’Israël est directement lié aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis», avait-il déclaré27. Les États-Unis se présentent désormais comme le protecteur d’Israël dans la diplomatie internationale. Sur les 265 fois où le droit de veto a été invoqué au Conseil de sécurité des Nations Unies depuis sa création, 39 ont été émis par les États-Unis concernant le Moyen-Orient et la Palestine. Cette série de 39 a débuté en 1973.28
Même si les États-Unis deviennent moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, l’importance d’Israël pour la superpuissance ne fait que croître. C’est notamment dans ce contexte que Ronald Reagan, qui a accédé à la présidence des États-Unis dans les années 1980, s’explique sur la signification de la chute de la dictature du shah en Iran : « Notre position se trouverait affaiblie sans les contributions politiques et militaires d’Israël… La chute de l’Iran ( sic ) a accru la valeur d’Israël, qui est vraisemblablement le seul pion stratégique restant dans la région sur lequel les États-Unis peuvent vraiment compter.»29
C’est à peu près à la même époque, en 1986, que le jeune sénateur Biden a lancé sa fameuse devise : « Si Israël n’existait pas, il faudrait l’inventer.» Il a ajouté sans ambages qu’il s’agissait d’une démarche intéressée : « Ces trois milliards de dollars sont le meilleur investissement possible.»30 Par ce montant, il faisait référence à l’aide annuelle de son pays à Israël au cours de cette période.
Un état de guerre permanent
Israël est le principal bénéficiaire de l’aide financière des États-Unis. Entre 1946 et 2023, le montant total de l’aide accordée par les États-Unis à Israël s’élevait à 263 milliards USD, soit 1,7 fois plus que le pays voisin, l’Égypte, qui occupe la deuxième place sur la liste. Depuis 1967, il s’agit presque exclusivement d’aide militaire31. Les États-Unis se sont engagés à veiller à ce que « l’avantage militaire qualitatif» d’Israël, sa suprématie militaire, soit préservé dans la région. Depuis 2008, cet engagement est même inscrit dans la législation étasunienne.32 L’armement de ce pion local s’inscrit dans l’agenda impérialiste des États-Unis. L’impérialisme a toujours utilisé des colonies lourdement armées en territoire ennemi pour gouverner à distance. En manœuvrant aux confins de la stabilité et de la déstabilisation, c’est toute une région qui devient manipulable. Ce qui rend d’autant plus pertinente la comparaison faite avec l’Afrique du Sud du vingtième siècle. À l’origine, l’Afrique du Sud était aussi un pays de colons venus d’Europe qui ont établi leur pouvoir aux dépens des populations originelles. Pendant la Guerre froide, le pays était en état de guerre quasi ininterrompu avec ses voisins l’Angola et la Namibie. Pour les puissances impérialistes européennes, et plus tard les États-Unis, il s’agissait d’un moyen de dominer la partie méridionale du continent africain. Le tout sans avoir à se salir les mains.
À l’instar de l’Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid, Israël vit en conflit permanent avec ses voisins. Après la guerre des Six Jours, les hostilités se sont poursuivies jusque dans les années 1970 et au-delà. Citons notamment la guerre du Kippour en 1973, l’invasion du Liban en 1982, la guerre du Liban de 1985 à 2000, la première intifada de 1987 à 1993, la deuxième intifada de 2000 à 2005, la guerre du Liban en 2006, les opérations à Gaza en 2008, en 2012 et en 2014, et les bombardements israéliens réguliers sur la Syrie depuis 2013. À cela s’ajoute la violence militaire quotidienne de l’occupation et les nombreuses opérations militaires secrètes.
Le New York Times ne cache pas que la guerre menée par Israël en 1967 était une guerre par procuration.
Les frontières d’Israël n’ont jamais été clairement définies et ses dirigeants politiques n’acceptent pas le consensus international à ce sujet. Aussi, le Premier ministre Benyamin Nétanyahou et son gouvernement ne cachent-ils pas leur volonté de contrôler l’ensemble de la zone située entre le Jourdain et la mer Méditerranée33.
Quelques semaines avant le 7 octobre 2023, M. Nétanyahou a incidemment montré une autre carte de son pays à l’Assemblée générale des Nations Unies, dans laquelle il avait inclus non seulement les territoires palestiniens occupés, mais aussi des territoires occupés au Liban et en Syrie34.
Qui plus est, l’inégalité au sein même d’Israël est institutionnalisée. Israël n’est pas l’État de ses habitants, mais celui de tous les Juifs, où qu’ils soient dans le monde. Ainsi, même à l’intérieur des frontières internationalement reconnues d’Israël, il existe une disparité abyssale entre les résidents palestiniens et les résidents juifs. Le Premier ministre Nétanyahou l’exprime ainsi : « Israël n’est pas l’État de tous ses citoyens, mais l’État-nation du peuple juif et de lui seul.»35 Les Palestiniens qui n’ont pas été expulsés en 1948, ainsi que leurs descendants, ont la citoyenneté, mais pas la nationalité. Les descendants des réfugiés, qui résident aujourd’hui en dehors d’Israël, n’ont ni l’un ni l’autre, et ne peuvent donc pas revenir en Israël. Ceux qui peuvent le faire sont des Juifs, originaires de n’importe où dans le monde, qu’ils aient ou non de la famille dans la région. Ils ont déjà la nationalité juive; sur simple demande, ils peuvent également obtenir la citoyenneté et s’installer en Israël.
Même les Palestiniens qui vivent en Israël et en sont des citoyens n’ont pas les mêmes droits que les Juifs qui y vivent, dans la mesure où ces derniers possèdent également la nationalité israélienne. C’est l’une des raisons pour lesquelles des organisations de défense des droits humains comme Amnesty International qualifient Israël d’État d’apartheid36. La militarisation de la société israélienne est la conséquence logique de contradictions internes et externes. Avec environ 180000 soldats professionnels, les Forces de défense israéliennes ( FDI ) emploient 4,4% de la population active.
Le budget de défense colossal d’Israël est financé à plus de 16 % par les États-Unis.
De fait, les FDI se classent actuellement parmi les dix armées les plus puissantes du monde37. Le service militaire est obligatoire pour tout juif apte à partir de 18 ans. La durée du service est de 32 mois. Pour les jeunes filles aptes à partir de 18 ans, la période de service militaire est de 24 mois38. Après le service militaire obligatoire, les juifs, hommes et les femmes, sont affectés aux réservistes. Jusqu’à leur quarantième anniversaire, ils peuvent encore être appelés si nécessaire. Depuis le 7 octobre, plus de 360000 réservistes, soit plus de 8% de la population active, ont été appelés sous les drapeaux39. L’état permanent de guerre et de conflit, et la grande imbrication entre l’armée, l’industrie militaire, l’État et la vie sociale sont autant de facteurs qui contribuent à perpétuer l’esprit des pionniers, à l’instar du célèbre discours de Moshe Dayan, l’ancien ministre de la Défense d’Israël : « Ne craignons pas de regarder en face la haine qui consume et remplit les vies de centaines d’Arabes qui vivent autour de nous. Ne détournons pas les yeux, de peur que nos bras ne faiblissent. C’est le sort de notre génération. C’est notre choix : être prêts et armés, coriaces et durs – sans quoi l’épée nous échappera des mains et nos vies seront tranchées net.»40
L’année dernière, le pays a dépensé 23,4 milliards USD pour son armement et son armée. Cela le place en 15e position dans la liste des pays qui dépensent le plus en matière de défense. Proportionnellement à la taille de son économie, Israël se place même au-dessus des États-Unis, avec près de 5% du produit intérieur brut, et n’est dépassé que par les États du Golfe et l’Ukraine41. Ce qui est tout à fait extraordinaire, bien sûr, c’est que plus de 16% de ce budget de défense faramineux provient d’un autre pays, les États-Unis. Actuellement, Israël peut, en effet, compter sur une aide militaire annuelle de 3,8 milliards USD en provenance des États-Unis dans le cadre d’un accord signé en 2016 sous la présidence d’Obama, et ce, pour une durée de 10 ans. Une autre particularité de l’accord avec les États-Unis est qu’Israël est autorisé à dépenser localement plus d’un quart de cette aide, ce qui explique égale- ment comment ce pays a pu construire une industrie militaire propre42.
L’industrie israélienne de l’armement est ainsi devenue l’un des secteurs clés de l’économie et est dominée par trois entreprises : Israël Aerospace Industries ( IAI ), Rafael Advanced Defense Systems, deux entreprises publiques, et Elbit Systems, aujourd’hui privatisée43. Ces trois entreprises figurent dans le top 50 des plus grandes entreprises militaires du monde44. L’État israélien est le principal client de l’industrie militaire nationale, dont les exportations atteignaient 12,5 milliards USD en 202245. Israël, pour sa part, est un client de choix du complexe militaro-industriel étasunien. En 2018, Israël a dépensé plus de 6 milliards d’euros en équipements militaires, dont plus de la moitié aux États-Unis46. Israël a mis en place divers groupes de travail conjoints avec les États-Unis dans le but de développer l’innovation militaire et investit, à cette fin, dans de multiples start-ups de plus petite taille. La « Start-up nation », la bannière sous laquelle Israël promeut l’innovation dans les nouvelles technologies, comporte donc une importante composante militaire. Plus de 30% des employés des start-ups militaires sont des vétérans dont l’expérience du champ de bataille contribue à la pertinence de leurs innovations47.
Des relations mondiales en mutation
La volatilité de la situation impose aux FDI de s’adapter rapidement à un contexte en pleine mutation. Israël est animé d’une volonté organique d’innover en matière d’applications militaires. D’où, par exemple, les expériences menées dans le domaine de l’intelligence artificielle ( IA) dans le contexte de la guerre contre Gaza. C’est également à ce niveau que se mani- feste la valeur ajoutée de cette coopération pour les États-Unis. Les essais effectués aujourd’hui à Gaza pourront être mis en œuvre ultérieurement par les États-Unis sur d’autres théâtres de guerre. Ou pour reprendre les propos d’un expert de la Foundation for Defense of Democracies : « Israël est entouré d’ennemis qui lancent régulièrement des attaques. Tout retard dans le déploiement de certaines capacités pourrait signifier la vie ou la mort pour les Israéliens. Cette réalité a rendu l’establishment israélien de la défense très agile. Cette caractéristique pourrait également profiter aux États-Unis, qui font face à une menace croissante de la part de Pékin.»48
La relation spéciale entre Israël et les États-Unis ne signifie pas que Tel-Aviv suit toujours aveuglément Washington. Les dirigeants nationaux poursuivent également leurs propres intérêts. Certains gouvernements israéliens sont plus extrémistes que d’autres. Néanmoins, grâce à ce lien, les deux partenaires se retrouvent autour d’intérêts communs. D’aucuns estiment que la cause de ces relations étroites entre Israël et les États-Unis doit être recherchée dans l’influent lobby sioniste présent à Washington. Si ce lobby existe bel et bien, il ne faut pas surestimer le rôle des groupes de pression dans la prise de décision politique. Noam Chomsky, qui a étudié la relation entre les États-Unis et Israël pendant des années, avance qu’aucun groupe de pression n’est en mesure d’exercer une réelle influence si ses objectifs ne convergent pas avec ceux de l’élite qui détient le véritable pouvoir. Chomsky ajoute que cet argument surestime également l’importance d’Israël, car les véritables intérêts des États-Unis ne concernent pas Israël en tant que tel, mais les réserves de pétrole et de gaz de la péninsule arabique : « Sans le rôle géopolitique présumé d’Israël, il est peu probable que les divers lobbies pro-israéliens aux États-Unis aient eu une grande influence sur la politique. Du reste, cette influence diminuera très probablement une fois qu’Israël sera considéré comme une menace plutôt que comme un soutien aux intérêts vitaux des États-Unis au Moyen-Orient.»49
L’Afrique du Sud était également un État de colons européens qui ont établi leur pouvoir par l’oppression de la population locale sur la base des lois de l’apartheid.
Cependant, compte tenu de l’évolution des relations mondiales, le Moyen-Orient n’est-il pas devenu moins important aux yeux des États- Unis? La superpuissance elle-même n’est-elle pas devenue un producteur de pétrole? Les États-Unis n’ont-ils pas surtout tourné leur regard vers l’Est, vers la Chine, qu’ils considèrent comme un concurrent? Tout cela est juste, mais ces évolutions représentent plutôt un changement de l’importance de la région qu’une diminution de son importance. Car, indirectement, le contrôle du pétrole au Moyen-Orient donne aussi du pouvoir à l’Europe et à l’Asie, qui s’y approvisionnent. Qui plus est, le canal de Suez et le Moyen-Orient restent une voie commerciale importante entre l’Asie et l’Europe. La Chine a notamment conclu des partenariats avec 12 pays arabes et la Ligue arabe dans le cadre de la « nouvelle route de la soie »50. Les États- Unis ont tenté de contrecarrer ces développements en mettant en place des accords de coopération similaires. Israël joue un rôle important à cet égard. En 2020, les États-Unis, sous la houlette du président Trump, ont réussi à réunir Israël, Bahreïn et les Émirats arabes unis autour de la table à l’occasion de la signature des accords dits d’Abraham. Le Soudan et le Maroc y ont adhéré ultérieurement. Dans le même temps, on a assisté à un dégel des relations
entre Israël et l’Arabie saoudite. Les États-Unis ont également lancé un projet concurrent de coopération en matière de commerce et d’investissement reliant le Moyen-Orient à l’Inde, d’une part, et à l’Europe, d’autre part. L’India-Middle East Europe Economic Corridor ( Corridor économique Inde- Moyen-Orient-Europe, ou IMEC) a bénéficié de la coopération des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite, de la Jordanie et d’Israël. Le Premier ministre israélien Nétanyahou a parlé du « plus grand projet de coopération de l’histoire»51. Dans tous ces projets, Israël reste le fidèle vassal de Washington.
Cependant, des développements récents inquiètent à nouveau les États- Unis. L’Arabie saoudite, alliée indéfectible depuis les années 1930, veut aujourd’hui poursuivre une voie plus indépendante et joue des rivalités entre les grandes puissances. L’année dernière, l’Arabie saoudite et l’Iran ont annoncé qu’ils avaient conclu un accord avec l’aide de la Chine. Les deux pays souhaitent rétablir des relations diplomatiques et enterrer la hache de guerre52. Enfin, pour couronner le tout, en janvier 2024, l’Arabie saoudite a rejoint les BRICS+, l’alliance du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, qui s’élargit désormais à cinq autres pays, appartenant tous à cette même région : outre l’Arabie saoudite, il s’agit de l’Égypte, de l’Éthiopie, de l’Iran et des Émirats arabes unis53. C’est dans ce contexte que le président des États-Unis, Joseph Biden, a réitéré son vieux slogan. En effet, si Israël n’avait pas existé, il l’aurait déjà inventé. Alors que même des pays comme l’Arabie Saoudite cherchent à dépasser leurs relations exclusives avec l’Occident, les États-Unis se replient sur la sécurité que peuvent leur procurer les liens avec l’Israël colonial. Le fait est qu’Israël ne peut survivre sans le soutien financier et politique de Washington, et que les États-Unis ont besoin de leur bastion local pour défendre leurs intérêts dans la région. Ce dernier point est d’autant plus pertinent à l’heure où d’autres alliés de la région commencent à se conduire de manière plus indépendante. « Nous vous protégeons», a déclaré le Premier ministre Netanyahu en s’adressant aux deux chambres du Parlement étasunien en juillet 2024, « car il s’agit d’un choc entre la barbarie et la civilisation».54 On croirait à une copie du discours de Theodor Herzl, il y a près de 130 ans…
C’est pourquoi M. Nétanyahou peut compter sur le soutien indéfectible de Washington. D’une part, il a mené à l’actuelle explosion de violence d’une ampleur historique, l’effacement de Gaza de la carte et des bombardements sur le Liban et la Syrie. D’autre part, l’axe Israël–États-Unis se trouve de plus en plus isolé sur la scène mondiale. Nous pouvons le constater dans les manifestations qui ont lieu partout dans le monde, mais aussi dans la désapprobation que la guerre suscite chez les voisins arabes d’Israël et parmi la grande majorité des pays du Sud. L’Afrique du Sud en tête, ce qui n’est guère surprenant.
Footnotes
- ‘Remarks by President Biden on the October 7th Terrorist Attacks and the Resilience of the State of Israel and Its People | Tel Aviv, Israel’. Maison Blanche, 18 octobre 2023, www. whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2023/10/18/remarks-by-president- biden-on-the-october-7th-terrorist-attacks-and-the-resilience-of-the-state-of-israel- and-its-people-tel-aviv-israel/.
- ‘FACT SHEET : White House Calls on Congress to Advance Critical National Security Priorities’. Maison Blanche, 20 octobre 2023, www.whitehouse.gov/briefing-room/ statements-releases/2023/10/20/fact-sheet-white-house-calls-on-congress-to- advance-critical-national-security-priorities/.
- Statement from President Joe Biden on the Death of Yahya Sinwar’. Maison Blanche, 17 octobre 2024. www.whitehouse.gov/briefing-room/statements-releases/2024/10/17/ statement-from-president-joe-biden-on-the-death-of-yahya-sinwar/.
- ‘What to know about U.S. military support for Israel after a year of war’. The Washington Post, 14 octobre 2024, www.washingtonpost.com/national-security/2024/10/14/israel- united-states-military-aid/.
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