Il y a cinq ans mourrait l’immense historien Eric Hobsbawm à l’âge de 95 ans. A cette occasion nous republions le texte qu’Edward Saïd publiait pour la sortie de L’âge des extrêmes.
Ouvrage puissant et troublant à la fois, L’Âge des Extrêmes d’Eric Hobsbawm achève la série d’études historiques qu’il entama en 1962 avec L’Ère des révolutions : l’Europe de 1789 à 1848, et suivi en 1975 et 1987 respectivement de L’Ère du Capital : 1848-1875 et de L’Ère des Empires : 1875-1914. Il est difficile d’imaginer qui que ce soit d’autre que Hobsbawm approcher et encore moins atteindre le niveau de ces tomes : pris ensemble, ils représentent un des sommets de l’écriture historique de l’Après-guerre. Hobsbawm garde la tête froide là où les autres l’ont chaude et bruyante ; il est ironique et dépassionné là où les autres ont été en colère ou irréfléchis ; il est un observateur perspicace et subtil là où, à partir des mêmes bases, d’autres historiens auraient eu recours aux clichés ou au système totalitaire. La chose probablement la plus fascinante au sujet de Hobsbawm est l’aisance qu’il maintient de bout en bout. Ni trop innocent, ni trop savant et cynique, il restaure notre foi dans l’idée d’investigation rationnelle ; et en une prose aussi souple et sûre que l’allure d’un brillant coureur de 3000m, il retrace l’émergence, la consolidation, le triomphe et l’éclipse de la modernité elle-même – en particulier, l’étonnante persistance du capitalisme (ses défenseurs, pratiquants, théoriciens et opposants) en son sein.
Les quatre livres rapportent aussi la croissance d’une conscience mondiale, à la fois chez Hobsbawm lui-même et dans l’histoire qu’il écrit. Dans les années 1780 par exemple, le monde habité n’était qu’inégalement connu par les Européens ; le temps d’arriver à l’essor des empires un siècle plus tard, le sujet de Hobsbawm est la découverte du reste du monde par l’Europe. Pourtant, l’élargissement de l’esprit de l’historien, pour ainsi dire, ne se réduit jamais à une auto-contemplation agaçante. Au contraire, les solutions de Hobsbawm aux problèmes de sa propre épistémologie deviennent partie intégrante de sa quête du savoir. Cette conscience globale émergente atteint son apogée au début de L’Ère des Empires, lorsqu’il rappelle les pérégrinations de ses père et mère – l’une à partir de Vienne, l’autre de Grande-Bretagne, tous deux originaires d’Europe de l’Est – et leur arrivée à Alexandrie qui, bien que prospère, cosmopolite et récemment occupée par les Britanniques, « contenait aussi les Arabes, bien sûr ». Ses parents s’y rencontrèrent et s’y marièrent ; Alexandrie devint le lieu de naissance d’Eric. L’accident de sa naissance suggère à Hobsbawm que l’Europe ne peut être son seul sujet, pas plus que son public ne peut se composer de ses seuls collègues académiques. Il écrit « pour tous ceux qui souhaitent comprendre le monde et qui croient que l’histoire est importante à cette fin », mais il ne minimise pas le fait qu’en approchant le présent, il doit faire face à cette période « confuse » qu’il appelle « la zone d’ombre entre l’histoire et la mémoire ; entre le passé en tant qu’archive générale ouverte à l’inspection relativement dépassionnée et le passé en tant que partie souvenue, ou contexte, de la propre vie de quelqu’un ».
Ce qui lui donne son charme particulier est que Hobsbawm lui-même apparaît par intermittence, un peu joueur de sa propre épopée
Il y a une importante imbrication entre l’histoire et la mémoire dans L’Âge des Extrêmes. La période ici abordée se situe dans la durée de vie de Hobsbawm. Bien qu’il dise que ce composé de public et de privé peut être compris comme le « Court XXème siècle » en termes d’histoire mondiale, il en résulte nécessairement un récit qui repose sur des « fondations curieusement inégales ». L’historien est désormais moins un guide qu’un « observateur participant », quelqu’un qui ne domine et ne peut pas dominer complètement l’historiographie de notre siècle. Pourtant, les désarmants aveux de faillibilité de Hobsbawm –il parle franchement de son ignorance, de ses vues controversées, de son savoir « superficiel et épars » – ne désamorcent pas du tout L’Âge des Extrêmes, lequel, comme beaucoup de critiques ont déjà reconnu, est une œuvre redoutable, remplie de la combinaison de grandeur et d’ironie caractéristique de son auteur, ainsi que de sa vision panoramique et son regard perçant.
Ce qui lui donne son charme particulier est que Hobsbawm lui-même apparaît par intermittence, un peu joueur de sa propre épopée. Nous le voyons à 15 ans avec sa sœur un après-midi d’hiver à Berlin, le jour où Hitler devient Chancelier d’Allemagne. Ensuite, il est partisan dans la Guerre civile espagnole. Il est présent à Moscou en 1957, « choqué » de voir que Staline embaumé était « si petit et pourtant si tout-puissant ». Il fait partie des « multitudes attentives et inconditionnelles » qui écoutent Fidel Castro pendant des heures jusqu’à la fin. Il est témoin des derniers jours d’Oskar Lange, à son chevet alors que le célèbre économiste socialiste confesse qu’il n’arrive pas à trouver une réponse à la question « Y avait-il une alternative à la précipitation brutale, aveugle et en fin de compte non préparée du Premier Plan Quinquennal ? ». Au moment exact où Crick et Watson accomplissaient leur percée significative sur la structure de l’ADN, Hobsbawm était enseignant à Cambridge, « tout simplement ignorant » de l’importance du travail des deux hommes – et dans tous les cas « ils ne virent pas l’intérêt de nous en parler ».
Ces rares aperçus de Hobsbawm-le-participant donnent une crédibilité toute spéciale à son compte-rendu des changements qui prirent place entre 1914 et les années 90. Un de ces changements, évidemment, étant que vers 1950 notre siècle était devenu le plus meurtrier de tous les temps ; cela suscite la conclusion qu’au fur et à mesure de son avance, il y eut « une régression visible dans les standards » auparavant considérés comme « normaux ». La torture, le meurtre, le génocide ont été officiellement tolérés. Pour compliquer encore les choses, notre monde n’est désormais plus eurocentrique (bien que la richesse et le pouvoir soient restés principalement occidentaux) : la planète est une unité. Ce fait est déjà le sujet de plusieurs études faites par les théoriciens, économistes et historiens « du système mondial ». Mais la transformation la plus radicale, écrit Hobsbawm, a été « la désintégration des anciens modèles de relations sociales et avec, accessoirement, le relâchement des liens entre générations, c’est-à-dire entre passé et présent ». Ceci donne aux historiens une importance particulière puisque leur travail ralentit voire même empêche la destruction du passé. Leur « boulot est de se souvenir de ce que les autres oublient ». Ainsi, dit Hobsbawm, « mon objectif est de comprendre et d’expliquer pourquoi les choses sont devenues ce qu’elles sont et comment elles dépendent l’une de l’autre ».
Trois blocs massifs constituent son plan pour ce job. Première partie, « L’Âge des Catastrophes », couvre la période de la Première guerre mondiale, en passant par la Seconde, à la « fin des empires » – c’est-à-dire la période d’immédiat après-guerre. La deuxième partie est légèrement plus longue et est appelée (peut-être ironiquement) « l’Âge d’Or ». Elle commence avec la Guerre froide, passe à travers les révolutions sociales, culturelles et économiques des années 60 à 80, jette un coup d’œil à l’apparition du Tiers-Monde et culmine en une vive discussion sur le « socialisme réel ». La troisième partie, « le Glissement de terrain », retrace l’effondrement de la plupart des choses – l’économie mondiale, le socialisme, l’avant-garde artistique – alors que le récit boite vers une conclusion pas particulièrement joyeuse, et attend le tournant du millénaire entouré de pauvreté et « d’égoïsme consumériste », de médias tout-puissants, d’un déclin du pouvoir de l’État, d’une ascension de la haine interethnique et d’un quasi-total manque de vision. Cette partie du voyage se présente épuisante et quelque peu triste, avec un Hobsbawm toujours admirablement adroit et rationnel malgré toutes les catastrophes et déclins.
Il est au sommet de sa forme lorsqu’il identifie puis tire des conclusions à partir des tendances politiques et économiques majeures dans l’Occident urbain : la montée du socialisme et du fascisme, la vie sous le socialisme bureaucratique, la chute de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide. Personne n’a encore rendu compte des coûts de la guerre totale et de la répression de façon plus terrifiante que Hobsbawm, et peu de chroniqueurs n’ont jugé la politique des grandes puissances dans sa folie et son gaspillage avec un regard aussi inébranlable que le sien. Pour lui, l’histoire centrale du siècle est la bataille pour les cœurs et les esprits des Européens et des (principalement Nord-) Américains. Il voit le double paradoxe du capitalisme accouchant du socialisme et du fascisme appartenant non « à un féodalisme oriental avec une mission nationale impériale » mais « à l’ère de la démocratie et de l’homme normal ». Un instant plus tard, comme s’il mettait en garde contre l’application trop rigoureuse de sa propre observation, il remarque qu’alors que le fascisme européen avait détruit les mouvements syndicaux, les élites fascistes latino-américaines « qu’ils inspirèrent les ont créés » ; et alors que l’antifascisme en Europe menait à la gauche, ainsi les mouvements anticoloniaux en Afrique et Asie tendirent vers la gauche occidentale, « berceau de la théorie anti-impérialiste ».
Il est magnifique lorsqu’il marque le progrès et en fait l’expérience vécue du socialisme, non comme théorie selon Hegel, Marx, Lukács ou Gramsci, mais comme tentative dédiée à « l’émancipation universelle, la construction d’une meilleure alternative à la société capitaliste ». Et il faut préciser, comme il le fait un instant plus tard, que le dévouement et le sacrifice de militants individuels est ce qui a permis à la chose de continuer, pas seulement les mensonges et la répression d’une bureaucratie brutale et lourde. « Une Russie encore plus fermement ancrée dans le passé », voilà comment Hobsbawm juge (inébranlablement) le « socialisme réel » pratiqué par les Bolchéviques, avec « un substrat de petits et gros bureaucrates, en moyenne encore moins éduqués et qualifiés qu’avant ». (On n’a pourtant pas assez parlé de la déception plus tard ressentie par ces mêmes personnes, dont beaucoup furent trompées par l’annulation soudaine de toute l’entreprise socialiste et la soumission abjecte et horrible aux doctrines du « libre marché » qui s’en suivit.) L’œil perçant de Hobsbawm et sa version démystifiante de la Guerre froide sont tout aussi tranchants ; il écrit très efficacement sur ses soubresauts irrationnels et malveillants, sa dilapidation inutile de ressources, sa rhétorique appauvrissante et sa corruption idéologique, en particulier aux États-Unis.
Son récit de l’Âge d’Or en général, pour quelqu’un dont une bonne partie de la vie coïncide avec cette période, est satisfaisante et parfois très perspicace. La description qu’il donne de la montée et du progrès du mouvement étudiant international et du féminisme est sobre, pour ne pas dire modérément enthousiaste dans son ton, particulièrement lorsqu’il doit nous rappeler que la main d’œuvre traditionnelle – des métallurgistes aux standardistes téléphoniques – a décliné en importance, de même que la paysannerie, moribonde durant le dernier tiers du siècle. D’étranges inversions de l’histoire en résultèrent : « Aux coins des rues d’Europe, des petits groupes d’Indiens des Andes itinérants jouaient de leur flûte mélancolique et sur les trottoirs de New York, Paris et Rome, des marchands ambulants noirs vendaient des babioles aux indigènes, tout comme les ancêtres de ces indigènes faisaient durant leurs voyages marchands vers le Continent noir ». Ou lorsque la jeunesse bourgeoise et petite-bourgeoise se mit à adopter les vêtements, la musique et le langage des citadins pauvres. Étrangement absent de ce récit est le changement énorme dans les attitudes courantes – ainsi que les modes de participation – envers la sexualité qui débuta dans les années 1960 ; il y a continuité entre cette période et la suivante de laquelle la nouvelle sensibilité apportée par les gays et lesbiennes et bien sûr l’épidémie de SIDA constituent des motifs centraux.
Il soulève des questions fondamentales sur le futur de la race humaine, désormais clairement en train de vivre « une renaissance de la barbarie
Chacune des affirmations majeures de Hobsbawm sur les périodes de l’histoire mondiale est provocante et, dans le bon sens du terme, tendancieuse. Il y a certainement quelque chose de presque poétiquement inévitable à propos de la dernière de ses trois parties, « Le Glissement de terrain » : « l’histoire des vingt années après 1973 », dit-il, « est celle d’un monde qui a perdu ses repères et glisse vers l’instabilité et la crise ». Qu’inclut ce glissement ? La chute de l’URSS et des États communistes d’Europe de l’Est, la redivision du monde entre États riches et États pauvres, la montée de la haine interethnique et du nationalisme xénophobe, les mouvements de guérilla, à la fois ceux ascendants et ceux en déclin pathétique, la politique comme art de la fuite, et les politiciens comme apaiseurs plutôt que leaders, l’importance inégalée des médias en tant que force mondiale, le règne des multinationales, l’étonnante renaissance du roman, qui dans des endroits tels que la Russie, l’Amérique latine et des parties de l’Asie et de l’Afrique est une exception à l’éclipse générale des genres artistiques traditionnels. Dispersé ici et là, un chapitre se montre particulièrement poignant (au moins pour le profane) sur les triomphes et changements de la science moderne. Hobsbawm nous donne le meilleur résumé de comment la théorie et la pratique scientifique traversent la distance entre le laboratoire et le marché, en même temps qu’il soulève des questions fondamentales sur le futur de la race humaine, désormais clairement en train de vivre « une renaissance de la barbarie ».
Sa conclusion, teintée de fatigue et d’incertitude compréhensibles, est légèrement moins pessimiste. La plupart de ce qu’il a à dire sur cette fin de siècle dans ses dernières pages est déjà perceptible dans les parties précédentes de l’ouvrage. La défaite générale du marxisme et des modèles d’action politique développés dans les années 1890 est compensée par la banqueroute des contre-alternatives, la principale étant « une foi théologique en une économie dont les ressources seraient entièrement allouées par le marché totalement désentravé, dans des conditions de compétition illimitée ». L’assaut mondial sur l’environnement, l’explosion démographique, l’effondrement du pouvoir d’État et l’apparition de mouvements fondamentalistes de masse avec « rien de consistant à dire » sur le monde moderne, tout ceci montre comment « le destin de l’humanité au nouveau millénaire dépendra de la restauration de l’autorité publique ». Il est clair que Hobsbawm voit de l’espoir dans une solution qui prolonge soit le passé soit le présent. Les deux se sont révélés des modèles peu dignes de confiance.
Un livre très troublant, pas seulement parce que sa conclusion semble tellement décourageante mais aussi car, malgré la profonde admiration qu’on peut lui avoir en tant que performance, une qualité étouffée fait surface ici et là dans le ton de l’auteur, et perce même parfois un sentiment de solennité auto-imposée qui le rend plus difficile à lire qu’on aurait pu s’y attendre. La grandeur du projet de Hobsbawm exclut en partie le type de légèreté qu’on trouve dans ses précédents livres brillamment excentriques, comme Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne ou Les Bandits. Ici, la plupart du temps, il est tellement mesuré, responsable, sérieux, que les quelques jugements discutables et faits contestables qui apparaissent dans le livre semblent dérangeants de manière disproportionnée. La plupart surviennent dans des discussions soit sur les arts soit sur la politique non-européenne : c’est-à-dire dans des domaines qu’il semble juger surtout peu originaux et donc intrinsèquement moins intéressants que le domaine selon lui entièrement plus important de la politique et de l’économie occidentale. À un certain moment, il déclare avec une certitude assez peu nuancée que « la dynamique de la plus grande partie de l’histoire du monde pendant le court XXème siècle est dérivée, pas originale ». Il clarifie cela par un passage assez vague à propos des « élites des sociétés non-bourgeoises » imitant « le modèle inventé par l’Occident ». Le problème ici, comme les historiens non-occidentaux tels que le Groupe d’études subalternes ont essayé de le montrer (un influent collectif d’historiens indiens dirigé par Ranjit Guha, consacré à l’idée selon laquelle l’histoire indienne doit être écrite de la perspective des gens qui la font vraiment : les masses urbaines et les pauvres ruraux, pas l’élite nationaliste), est que cette lecture exclut d’énormes segments d’expériences historiques non-élitistes qui possèdent leur propre intégrité non-dérivée. Quid des conflits entre élites nationalistes et non-élites résistantes – en Inde, en Chine, dans des parties de l’Afrique, dans le Monde arabe, l’Amérique latine et les Caraïbes ? De plus, comment peut-on séparer si facilement l’original du dérivé ? Comme Fanon l’a exposé, « tout le Tiers-monde a participé à faire l’Europe ».
Le trouble ne provient pas seulement du ton parfois dédaigneux de Hobsbawm, mais aussi du sentiment à propos d’une décision longtemps tenue pour acquise et assez peu étudiée selon laquelle dans les affaires non-occidentales, l’autorité occidentale approuvée est à préférer aux opinions non-occidentales moins conventionnelles. Hobsbawm semble peu au courant qu’un débat fait rage dans l’historiographie islamique, chinoise, japonaise, africaine, indienne et latino-américaine à propos de l’autorité et de la représentation dans l’écriture de l’histoire. Ce débat a souvent relégué non seulement les autorités traditionnelles mais même les questions qu’elles soulevaient vers (à mon sens) une retraite bien méritée. Dans son récent ouvrage Nations et nationalisme depuis 1780 (1990), Hobsbawm montre de l’impatience souvent justifiée envers le nationalisme non-européen, sauf que cette même impatience semble aussi trahir un désir de ne pas affronter les défis politiques et psychologiques de ce nationalisme. Je me souviens avec quelqu’amusement de sa description du nationalisme anti-impérialiste « arabe » comme de « la bonne humeur naturelle des tribus guerrières ».
L’aspect plus positif de la réticence de Hobsbawm est qu’elle permet au lecteur de réfléchir sur le problème de l’expérience historique elle-même.
Hobsbawm est par conséquent particulièrement mal armé pour traiter de l’apparition et de l’ascension de « la religion politisée », qui n’est sûrement pas, comme il le sous-entend, un phénomène exclusivement musulman. Les États-Unis et Israël, dont respectivement les chrétiens et les juifs sont des gens « modernes » de plusieurs façons, sont néanmoins aujourd’hui commandés – ou au moins profondément touchés – par une mentalité de ferveur religieuse. La dernière chose dite à leur propos, ou à propos des musulmans (à propos desquels Hobsbawm est, de manière surprenante, banal dans son analyse), est qu’ils « n’ont rien de consistant à dire » à propos de leurs sociétés. Si l’on exclut quelques fanatiques (dont le théologien saoudien qui persiste à prêcher que le monde est plat et le sera toujours), les mouvements musulmans contemporains dans des endroits tels que l’Égypte ou Gaza ont en général fait un meilleur boulot que les gouvernements quant à fournir des services sociaux, médicaux ou pédagogiques à une population appauvrie. Les fondamentalistes chrétiens et juifs répondent eux aussi à de réels besoins, à de réelles anxiétés, à de réels problèmes, ce serait une erreur de les balayer parce qu’ils seraient inconsistants. Cet angle mort de Hobsbawm est très surprenant. Avec Terence Ranger, il est un des pionniers de l’étude de la « tradition inventée », ces créations modernes qui sont un peu fantasme, un peu exigence politique, et un peu jeu de pouvoir. Et pourtant, même sur ce sujet clairement relié à l’apparition récente de l’enthousiasme religieux de masse, il observe un mystérieux silence dans L’Âge des Extrêmes.
L’aspect plus positif de la réticence de Hobsbawm est qu’elle permet au lecteur de réfléchir sur le problème de l’expérience historique elle-même. L’Âge des Extrêmes est un survol magistral de l’histoire du XXème siècle. J’appuie sur le mot « survol » parce qu’il est rare que Hobsbawm nous transmette ce que cela représentait (ou représente) d’appartenir, par exemple, à une classe, race ou minorité en danger ou réellement opprimée, à une communauté artistique, à d’autres participants assiégés et acteurs (et non pas spectateurs) d’un moment historique. Il manque au tableau que brosse Hobsbawm la dynamique ou direction sous-jacente d’une époque particulière. Je suppose que c’est parce qu’il pense que les forces impersonnelles ou à grande échelle sont plus importantes, mais je me demande si les témoins, militants, activistes, partisans et gens ordinaires sont quelque part de moindre valeur dans la construction d’une histoire exhaustive du XXème siècle. Je ne connais pas la réponse à cette question, mais j’ai tendance à faire confiance à mon intuition que la vue intérieure, pour ainsi dire, a besoin de se réconcilier avec la vue d’ensemble, de se conjuguer et de s’y fondre.
Dans tous les cas, le court XXème siècle est, de manière plus frappante et détonante qu’aucun siècle avant lui, un âge d’interprétations qui s’affrontent, un âge de crises, de méthodes et d’idéologies en compétition.
L’absence de ces choses produit en retour une vision singulièrement négative des arts du XXème siècle. D’abord, Hobsbawm semble croire que l’économie et la politique sont des facteurs déterminants pour la littérature, la peinture et la musique : il évite de manière évidente de traiter l’idée (à laquelle j’adhère) que l’esthétique est relativement autonome, qu’elle n’est pas un phénomène de superstructure. Deuxièmement, il a une vue presque caricaturale du modernisme occidental qui n’aurait, selon lui, produit aucune justification intellectuelle adéquate depuis 1914 ni quoi que ce soit de notable, à l’exception du dadaïsme et du surréalisme. Proust compte apparemment pour des prunes après 1914, tout comme Joyce, Mann, Eliot ou Pound. Mais même si nous laissons les écrivains créatifs à part – et le système de datation de Hobsbawm n’arrange pas son cas – il y a de bonnes raisons d’avancer que dans les arts et les disciplines de l’interprétation, le modernisme joue un rôle considérable. Qu’est donc Histoire et conscience de classe de Lukács ou même Mimesis d’Auerbach si ce n’est pas moderniste ? Ou encore Adorno et Benjamin ? Et lorsqu’il s’agit d’essayer de comprendre la floraison déconcertante du post-modernisme, Hobsbawm est obstinément de peu d’aide.
L’ironie ici est que le modernisme tout autant que le post-modernisme représentent des crises de la conscience historique : le premier une tentative désespérée de reconstruire un tout à partir de fragments, le dernier un souhait profondément ancré de se débarrasser de l’histoire et de toutes ses névroses. Dans tous les cas, le court XXème siècle est, de manière plus frappante et détonante qu’aucun siècle avant lui, un âge d’interprétations qui s’affrontent, un âge de crises, de méthodes et d’idéologies en compétition. Les disciples de Nietzsche, Marx, Freud, les apologistes de la culture et de la contre-culture, de la tradition, de la modernité et de la conscience ont rempli l’air et l’espace lui-même de la contestation, de la diatribe, de points de vue concurrents ; notre siècle a été l’âge de la Novlangue, de la propagande, du sensationnalisme et de la publicité. Une raison pour cela – comme Gramsci, non cité par Hobsbawm, a été peut-être le premier à rendre compte – est l’énorme expansion du nombre et de l’importance des intellectuels, ou « travailleurs de l’esprit » comme ils sont parfois appelés. Bien plus de 60% du PNB des sociétés européennes avancées est aujourd’hui dérivé de leur travail ; cela a mené à ce que Hobsbawm appelle en passant « l’âge de Benetton », aussi bien le résultat de la publicité et du marketing que des modes de production transformés.
En d’autres termes, le XXème siècle a vu une transformation massive du terrain culturel et intellectuel, en même temps que l’apparition du génocide et de la guerre totale. Les discussions sur la narration se sont déplacées du statut du récit vers la question chaudement débattue et âprement disputée de la nation et de l’identité. La langue aussi était une question, ainsi que sa relation avec la réalité : son pouvoir de faire ou défaire les faits, d’inventer des régions entières du monde, d’essentialiser les races, les continents, les cultures. Il y a par conséquent quelque chose de trop simple (et de frustrant) lorsque Hobsbawm décide de nous donner des faits, des chiffres et des tendances dépouillés non seulement de leur perspective, mais surtout de leur provenance et de leur construction contestable.
Le XXème siècle est après tout un grand âge de résistance
Considéré comme se tenant expressément à part des querelles interprétatives du XXème siècle, L’Âge des Extrêmes appartient à un moment manifestement positiviste et moins récent de la pratique historiographique ; sa manière calme et généralement tranquille prend un tour quasi élégiaque lorsque Hobsbawm approche sa conclusion mélancolique que l’histoire « n’est d’aucune aide pour prédire l’avenir ». Mais en tant qu’étudiant des autres grandes œuvres de Hobsbawm plus jeune et bien moins prudent, je voudrais tout de même demander s’il n’y a pas de plus grandes réserves d’espoir dans l’histoire que l’affreux résumé de notre siècle ne semble permettre, et si le grand nombre même des causes perdues éparpillées ne nous fournit pas en fait l’occasion de durcir sa volonté et d’aiguiser l’acier froid du plaidoyer énergique. Le XXème siècle est après tout un grand âge de résistance, et cela n’a pas été complètement réduit au silence.
Texte initialement pubié sous le titre « Contra Mundum » dans le London Review of Books, vol. 17, n°5, mars 1995. © Edward Said, used by permission of the Whyle Agency (UK) Limited.