Les grandes lignes de notre fiscalité après une plongée dans deux siècles d’histoire fiscale belge ? La protection du capital et la hausse continue de la pression sur le travail. Rien ne change avec la réforme Arizona.

L’éclatement de la crise financière en 2007-2008 et le creusement de la dette publique, les diverses conséquences de la pandémie de Covid-19 et la redéfinition des besoins collectifs qu’elle a suscitée, les défis climatiques, démocratiques et institutionnels, remettent régulièrement sur le devant de la scène les débats sur l’orientation de la fiscalité. Aujourd’hui, si tous les acteurs politiques, sociaux et économiques semblent s’accorder sur le désir de diminuer l’imposition sur les revenus du travail, ils divergent sur les façons d’opérer une telle réforme et sur ses implications au sens large. Faut-il contrebalancer une telle réduction par une taxation accrue des actifs financiers ? Faut-il augmenter la fiscalité sur les produits de consommation ? Ou convient-il de réduire les dépenses de l’État ? En 2025, l’accord de gouvernement de la nouvelle coalition fédérale dite Arizona indique assez clairement un choix pour cette dernière option.
Comment comprendre l’échec relatif, jusqu’à présent, des pressions politiques et publiques pour accroître la fiscalité sur le capital ? Pour éclairer ce débat, il est essentiel de documenter et de cerner les débats qui ont accompagné la mise en place puis les évolutions du système fiscal belge, en revenant aux décisions prises dès 1830. Il est également nécessaire de détailler les rapports de force à l’œuvre, de préciser les enjeux et les intérêts défendus par les différents acteurs impliqués et, bien entendu, de présenter les évolutions successives de cette fiscalité qui constitue pour une bonne part, aujourd’hui encore, un héritage déterminant.
Comment les multiples confrontations entre les acteurs des milieux politiques, administratifs, sociaux, économiques et financiers ont-elles façonné la fiscalité belge au cours des XIXe et XXe siècles ? L’étude de ces combats politiques permet d’arriver à deux constats historiques. Premièrement, la Belgique s’est caractérisée par une protection importante accordée aux revenus du capital. En effet, depuis la création du pays en 1830, les élus politiques du Parti catholique et du Parti libéral ont défendu un certain nombre de mécanismes légaux ( secret bancaire, absence de cadastre des fortunes, taxation modérée voire inexistante des différents revenus financiers ) protégeant fiscalement les fortunes mobilières placées en Belgique par les Belges ou les étrangers, en mobilisant une argumentation à la fois morale et économique héritée du XVIIIe siècle. Au niveau moral, il s’agit de protéger la propriété privée de chaque citoyen en empêchant toute intrusion fiscale de l’État sans le consentement des individus. Au niveau économique, l’idée est que la protection des capitaux favorise leur investissement dans l’économie nationale, alors que les politiques de taxation visant ces capitaux tendent à entraîner leur fuite dans d’autres paradis fiscaux étrangers.
La frange conservatrice parvient à maintenir ce qui était devenu le paradis fiscal belge
Deuxièmement, si la fiscalité sur les actifs financiers en Belgique est restée relativement faible en comparaison des pays voisins, on constate également que notre pays se caractérise par un accroissement presque constant de la pression fiscale sur les revenus du travail tout au long du XXe siècle, à tel point que la Belgique est aujourd’hui le pays de l’OCDE avec le coin fiscal moyen ( « pression » fiscale et parafiscale sur le revenu professionnel ) le plus élevé au monde sur les bas et moyens salaires.
On peut diviser l’histoire de la fiscalité belge en quatre grandes périodes.
- 1 La fiscalité libérale du XIXe siècle
- 2 Victoire et défaite de la justice fiscale dans les années 1920
- 3 La Grande Dépression et l’échec d’une fiscalité « socialiste »
- 4 Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, la justice fiscale de l’opération Gutt
- 5 Une fiscalité pour la croissance des « Trente Glorieuses »
- 6 Les conséquences d’une fiscalité belge sous influence de la droite politique depuis 1830
La fiscalité libérale du XIXe siècle
La révolution belge de 1830 présente un paradoxe : c’est une révolte des populations du sud du royaume uni des Pays-Bas due en grande partie à un mécontentement fiscal. On se serait donc attendu à ce que le premier gouvernement du nouvel État belge réalise une réforme fiscale dès la création du pays. Mais la Belgique se retrouvant en guerre contre les Pays-Bas, le législateur n’ose pas toucher à la législation fiscale. La seule grande nouveauté se situe dans le nouveau système électoral choisi en Belgique : le suffrage censitaire. Autrement dit, seuls les hommes payant un certain montant à l’un des trois impôts directs peuvent voter. Ces trois impôts sont la contribution foncière ( ancêtre du précompte immobilier), le droit de patente payé par certaines professions commerciales, artisanales et libérales ( sorte d’ancêtre du droit des sociétés ) et la contribution personnelle, qui se rapproche d’une sorte d’impôt sur la fortune d’un genre particulier : le fisc la calcule sur base d’indices de richesse que sont par exemple le nombre de portes et fenêtres de chaque habitation, ou encore le nombre de chevaux et de domestiques que l’on possède.

Il faut attendre les années 1840 pour voir plusieurs ministres des Finances s’essayer à la réforme fiscale. Entre 1847 et 1851, confronté à un déficit budgétaire causé par les dépenses sociales durant la crise des Flandres ( maladie de la pomme de terre qui ravage toute l’Europe, surtout l’Irlande), le ministre libéral Walthère Frère-Orban essaie de réformer l’impôt successoral en introduisant un droit de 1 % sur les successions en ligne directe. Son initiative rencontre toutefois une très forte opposition des représentants catholiques et d’une grande partie des parlementaires et sénateurs libéraux, au point de forcer le gouvernement à démissionner en 1851, sans que la mesure ne soit adoptée.
Au début des années 1880, la nouvelle législation scolaire obligeant chaque commune à avoir une école officielle1, l’augmentation des dépenses militaires des années 1870 ( guerre franco-prussienne ) ainsi que les budgets pour la construction des chemins de fer, alors en pleine expansion, impliquent de trouver de nouvelles recettes. Les libéraux au pouvoir sont donc forcés d’augmenter les impôts. Le ministre des Finances libéral Charles Graux tente d’augmenter le droit de patente sur les bénéfices des sociétés anonymes et de toucher à la confidentialité garantie par les instituts bancaires.
Les catholiques s’empressent de monter l’opinion publique bourgeoise contre ces mesures, ce qui inquiète énormément les libéraux conservateurs, car la bourgeoisie masculine représente le seul électorat au XIXe siècle ( seuls 2 % de la population votent lors des élections entre 1830 et 1893). Le gouvernement parvient à augmenter certains impôts sur la consommation, mais le projet de patente sur les bénéfices est rejeté. En 1884, les libéraux perdent largement les élections au profit des catholiques. Ceux-ci resteront au pouvoir jusqu’en 1914, avec la promesse de ne plus toucher aux impôts.
Avec des banquiers au gouvernement, la supertaxe qui faisait horreur aux milieux financiers est supprimée, tout comme la déclaration obligatoire.
Néanmoins, en 1913, face au risque d’une guerre européenne, le ministre des Finances catholique Michel Levie n’a plus le choix. Il propose d’augmenter les impôts pour couvrir les dépenses militaires. Mais les mesures qu’il propose sont inacceptables pour les conservateurs du Parti catholique. Ce qui choque le plus ces conservateurs, c’est que Levie propose de s’attaquer à l’attrait des capitaux français pour les banques belges. Les riches français étaient en effet très nombreux à venir déposer leurs titres financiers en Belgique depuis que l’État français avait adopté dès 1902 le premier impôt progressif sur les successions et que le parlement français avait entamé des débats à propos de l’adoption d’un impôt progressif sur le revenu global. C’est à cette époque que commence à apparaître un phénomène, légal ou illégal selon les cas, qui n’a cessé de s’accroître jusqu’à nos jours : les évasions de capitaux vers des paradis fiscaux ( plus de 8 000 milliards d’euros de nos jours selon l’économiste Gabriel Zucman, soit 8 % du patrimoine financier des ménages).
En juin 1913, mettant toute la pression sur le gouvernement catholique, la frange conservatrice parvient à faire échouer l’adoption des impôts les plus controversés afin de maintenir ce qui était devenu le paradis fiscal belge, alors que les pays voisins avaient tous enclenché un processus de réforme fiscale dans les années 1890 et 1900 face à l’augmentation des budgets militaires.
Victoire et défaite de la justice fiscale dans les années 1920
La Première Guerre mondiale constitue une rupture importante pour la fiscalité belge. L’occupant allemand fait tout son possible pour drainer les richesses de la Belgique au profit de l’effort de guerre. Cependant, durant presque toute l’occupation, les fonctionnaires belges du ministère des Finances parviennent à rester maîtres des règles d’imposition. Il faut attendre 1917, la dernière année de la guerre, pour voir les Allemands introduire de force un impôt progressif sur les revenus financiers selon le modèle prussien. C’est donc le tout premier impôt progressif en Belgique. Mais les Belges le fraudent avec facilité : on estime que moins de 1 % de la population concernée remplit la déclaration exigée.
L’après-guerre en Belgique apporte son lot de grands bouleversements : introduction du suffrage masculin au vote simple, fin des gouvernements catholiques majoritaires et début des gouvernements de coalition. La fiscalité belge s’apprête aussi à connaître un changement majeur car la situation financière et économique laissée par la guerre est dramatique. La dette publique a été multipliée par sept en quelques années, passant de 3,7 milliards de francs belges ( FB ) en 1913 à 26 milliards de FB en 1919. La reconstruction des infrastructures du pays coûte une fortune. Sous l’impulsion des nouveaux ministres socialistes, les dépenses sociales augmentent également grâce à l’introduction de nouvelles assurances sociales pour les ouvriers, les anciens combattants, les veuves de guerre et les retraités.
L’unique passage des socialistes à la tête du ministère des Finances dans l’histoire de la Belgique se termine sur un échec retentissant face à l’opposition conservatrice.
Bien que la Belgique compte – illusoirement – sur l’obtention des réparations de l’Allemagne pour diminuer une grande partie de la dette, les recettes fiscales ne permettent plus de faire face aux dépenses. Une grande réforme fiscale est dès lors décidée en 1919 sous la direction du gouvernement d’union nationale ( socialistes, libéraux et catholiques ) dirigé par Léon Delacroix. Les négociations durent des mois. Delacroix arrive à un compromis entre les trois partis pour adopter le premier impôt progressif sur les salaires ( qui varie alors de 1 à 10 %), le premier impôt sur le revenu mobilier ( 10 %), auxquels vient s’ajouter une supertaxe ( 1 à 10 % ) sur le revenu des plus riches et sur base d’un nouveau mécanisme : la déclaration obligatoire.
Malgré cette belle victoire parlementaire, le secret bancaire reste en place et l’attractivité fiscale de la Belgique est conservée, en grande partie grâce à un article de loi permettant l’exonération légale des revenus financiers investis dans des holdings, revenus qui sont eux-mêmes issus des investissements dans d’autres compagnies. Le fisc n’a aucun moyen de vérifier la véracité des déclarations des contribuables. En conséquence, au début des années 1920, le pays se retrouve confronté à une fraude massive à la supertaxe : deux tiers des revenus ne sont pas déclarés. Mais les conservateurs et les milieux financiers refusent tout durcissement des moyens de contrôle, estimant que cela ne ferait qu’accélérer la fuite des capitaux à l’étranger.
En conséquence du mauvais fonctionnement des nouveaux impôts progressifs, le gouvernement décide de créer en 1921 la taxe de transmission, ancêtre de la taxe sur la valeur ajoutée, qui s’applique à la circulation des marchandises. Si cette taxe rapporte immédiatement beaucoup à l’État, elle fâche les socialistes qui la considèrent comme un impôt injuste sur la consommation de la classe ouvrière alors que les fraudes des grandes fortunes ne sont pas combattues. Les socialistes finissent par quitter le gouvernement en 1921, laissant les catholiques gouverner avec les libéraux jusqu’en 1925, date à laquelle la situation économique devient catastrophique. L’État ne parvient plus à refinancer la dette publique qui n’a cessé de croître depuis la guerre, la valeur du franc belge se déprécie à cause de l’évasion des capitaux vers d’autres devises jugées plus stables, les prix des biens de consommation connaissent une inflation démesurée, les budgets sont en déficit et accroissent encore davantage la dette publique. Le ministre des Finances Albert-Édouard Janssen, au sein d’un gouvernement socialiste et démocrate-chrétien, entame de longues négociations à Londres et à New York avec la Banque d’Angleterre et la Réserve fédérale de New York afin de sauver la situation en obtenant un large emprunt étranger.
Mais, à l’image des ingérences du Fonds Monétaire International dans les pays du Sud Global depuis les années 1970 et en Grèce es années 2010, les banquiers étrangers mettent des conditions : Janssen doit rééquilibrer les budgets, sinon les investisseurs étrangers n’auront jamais suffisamment confiance pour prêter à la Belgique. Janssen augmente donc considérablement les impôts existants, en particulier sur les hauts revenus afin de satisfaire les socialistes qui obtiennent également d’importantes exonérations à la supertaxe pour la classe ouvrière. En colère contre les nouveaux impôts, les conservateurs et les milieux bancaires et patronaux s’allient contre le gouvernement au sein d’une ligue anti-taxes. La panique s’empare du public, les capitaux fuient le pays par milliards, la valeur du franc s’effondre à moins d’un cinquième de sa valeur d’avant-guerre et la Banque d’Angleterre refuse de prêter de l’argent vu la crise. Le gouvernement démissionne pour laisser place à une union nationale, avec des banquiers belges à la tête du ministère des Finances ( Maurice Houtart et Émile Francqui). Ces derniers parviennent à grand-peine à négocier une aide étrangère pour éviter la banqueroute totale du pays.
Avec des banquiers au gouvernement, la supertaxe qui faisait horreur aux milieux financiers est supprimée en 1930, tout comme la déclaration obligatoire. Les indices de richesse, servant de base imposable pour définir l’impôt dû au XIXe siècle, sont réintroduits. Cette euphorie des milieux financiers ne dure néanmoins pas longtemps : dès 1931, la Belgique est durement frappée par la Grande Dépression.
La plus grave crise économique du XXe siècle se caractérise par d’importantes fuites de capitaux et des dépenses sociales de plus en plus importantes pour faire face au chômage. Les gouvernements catholiques-libéraux successifs mènent une politique d’austérité. Ils coupent dans les dépenses globales, augmentent les taxes à la consommation et ajoutent une contribution nationale de crise à l’impôt sur les revenus du travail à partir de 1933. La supertaxe est réintroduite en 1934, sous une forme atténuée : les taux progressifs sont limités mais les indices de richesse sont supprimés pour laisser de nouveau place à la déclaration de revenus.
Lorsque la situation économique se dégrade à nouveau à partir de 1937 et que d’importantes évasions de capitaux recommencent, le portefeuille des Finances est occupé par le socialiste Henri de Man. Ce dernier essaie de faire adopter de nouveaux impôts sur les grandes fortunes, mais les catholiques s’y opposent férocement, de crainte de subir la colère de leurs électeurs de droite vers le parti rexiste de Léon Degrelle qui avait percé lors des élections de 1936. De Man finit par démissionner en mars 1938 sans réussir à faire adopter son programme d’impôts. Son successeur, le socialiste Eugène Soudan, parvient à obtenir une majorité parlementaire pour adopter de nouveaux impôts, mais les ministres catholiques démissionnent aussitôt et c’est tout le gouvernement du libéral Paul-Émile Janson qui chute en mai 1938 face au blocage du parti catholique. Cet unique passage des socialistes à la tête du ministère des Finances dans l’histoire de la Belgique se termine sur un échec retentissant face à l’opposition conservatrice.
L’exonération des plus-values marque le signal de départ de l’attractivité de la Belgique pour les capitaux belges et internationaux au cours des Golden Sixties
La fin des années 1930 est marquée par une augmentation importante de la fiscalité sur les revenus du travail, résultat des politiques d’équilibrage budgétaire, mais aussi par une fiscalité relativement faible sur les revenus financiers. En 1939, la plupart des Belges paient désormais 5 à 8 % d’impôt sur leur salaire ( 13 % au maximum ) ainsi que 1 à 4 % de taxe de crise. De tels taux paraissent extrêmement faibles à nos yeux, mais il ne faut pas oublier que les salaires n’étaient pas imposés avant 1918.
Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, la justice fiscale de l’opération Gutt
De 1940 à 1944, l’Allemagne nazie utilise de nombreux moyens pour piller les ressources de la Belgique et alimenter sa machine de guerre : papier-monnaie sans contre-valeur, impôts de guerre, réquisitions forcées, expropriation des juifs. L’occupation allemande coûte plus de 227 milliards de FB à la Belgique. Sachant que les impôts ne rapportent que 10 milliards de FB en 1939, le fisc belge est forcé, durant l’occupation, d’augmenter très lourdement la « pression » fiscale sur la population. C’est en particulier l’imposition des revenus du travail qui augmente. Le reste est obtenu par l’accroissement de la dette publique, qui passe de 66 milliards de FB fin 1939 à 275 milliards de FB fin 1944.
Après la Libération, la situation financière est donc catastrophique. Le ministre des Finances, Camille Gutt, membre d’un nouveau gouvernement d’union nationale auquel participent pour la première fois des communistes, réalise une grande opération monétaire pour réduire l’hyperinflation et réduire drastiquement la dette publique. Tous les comptes bancaires sont bloqués et le secret bancaire est levé afin de faciliter l’opération monétaire qui consiste à remplacer les vieux billets belges par des nouveaux, à une valeur dépréciée. Gutt espère aussi pouvoir taxer la fortune mobilière belge. L’impôt spécial qu’il propose est révolutionnaire : des taux progressifs de 70 % jusqu’à 100 % pour les accroissements de patrimoines au-dessus de 500 000 FB par rapport à ce que chaque Belge possédait avant-guerre. Au nom de la justice fiscale, il est normal, selon Gutt, que ceux qui se sont enrichis pendant l’Occupation contribuent au redressement du pays. Mais le projet se heurte à une féroce opposition des parlementaires catholiques et libéraux, trouvant injustifiable ce projet de loi qui taxe indistinctement les profiteurs de guerre et le reste de la population. Le gouvernement se retrouve démissionnaire en février 1945 sans avoir voté l’impôt spécial.
La prédominance des principes libéraux en matière de fiscalité mobilière a été remise en question sous la pression convergente des groupes politiques et syndicaux de la gauche
Le successeur de Gutt, un certain Gaston Eyskens, élabore une série de projets fiscaux visant le même objectif de réduction de la dette, et distinguant cette fois-ci les profiteurs de guerre des autres Belges ayant réalisé des profits durant l’Occupation. Son parti, le Parti Social-Chrétien ( PSC-CVP), décide toutefois de partir dans l’opposition à cause de la Question royale ( sur le retour ou non du roi Léopold III ) avant que les impôts ne puissent être adoptés.
Il faut attendre un troisième gouvernement sans les sociaux-chrétiens, dirigé par le socialiste Achille Van Acker, pour obtenir finalement le vote des impôts spéciaux, en particulier un impôt de 100 % sur les profits de guerre des collaborateurs et un impôt de 5 % sur le patrimoine de tous les Belges. Le vote au Parlement est unanime en août 1945. Pour la première et unique fois dans l’histoire du pays, un impôt sur le capital est prélevé avec succès grâce au cadastre des fortunes créé par l’opération monétaire d’octobre 1944. Jamais une telle opération ne se répétera dans l’histoire de la Belgique : les sociaux-chrétiens et les libéraux ont accepté de le voter en échange de l’assurance qu’il s’agit d’une opération unique.
Une fiscalité pour la croissance des « Trente Glorieuses »
Dans les années 1950, la fiscalité belge se distingue donc à deux niveaux : l’imposition des revenus du travail s’est considérablement accrue depuis les années 1930 alors que la taxation des revenus du capital se maintient au contraire à un niveau assez faible. Ces deux réalités sont confrontées à plusieurs tentatives, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, de réformer une fiscalité devenue trop complexe, à la fois pour l’administration et pour les contribuables. En effet, les revenus du travail sont par exemple frappés par trois impôts différents ! Mais les crises politiques, en particulier la Question royale, ne permettent pas aux gouvernements successifs d’y parvenir, alors que tous les autres pays voisins modernisent leurs systèmes fiscaux en adoptant le principe de l’impôt unique sur les revenus globaux ( dit impôt des personnes physiques).
Il faut attendre 1958, dix ans après la France, alors que la Belgique entre dans la nouvelle Communauté économique européenne, pour voir un gouvernement libéral-social-chrétien dirigé par Gaston Eyskens réformer les structures économiques du pays, avec l’adoption des lois d’expansion économique. Le point majeur de ces lois consiste à détaxer les plus-values réalisées par les entreprises et les sociétés financières installées en Belgique. À titre d’exemple, la plus grande holding du pays, la Société générale de Belgique, dispose d’un fonds social de 14 milliards de FB en 1958, dont 10 milliards de plus-value, ce qui représente autant que toutes les autres holdings belges réunies. En multipliant par deux, on a ainsi une idée du volume des plus-values susceptibles d’être réalisées par les holdings en Belgique et qui peuvent être réinjectées dans l’économie sans prélèvement. L’exonération des plus-values marque le signal de départ de l’attractivité de la Belgique pour les capitaux belges et internationaux, surtout dans les industries installées en Flandre, au cours des Golden Sixties. C’est aussi, jusqu’à nos jours, l’un des points forts de l’attractivité fiscale de la Belgique pour la revente d’actifs financiers.
Dans la foulée de l’indépendance du Congo en 1960, qui accroît le déficit public d’environ 10 milliards de FB sur un budget d’environ 122 milliards de FB, le gouvernement de Gaston Eyskens fait adopter la Loi unique malgré les plus grandes grèves jamais connues en Belgique durant l’hiver 1960-61. Cette Loi unique entraîne une sérieuse augmentation de la « pression » fiscale, en particulier sur les biens de consommation.
La Loi unique ne suffit toutefois pas à équilibrer les budgets. En 1962, une nouvelle grande réforme fiscale est entreprise par un gouvernement regroupant sociaux-chrétiens et socialistes. Les désaccords sont nombreux : les socialistes veulent lever le secret bancaire, taxer les patrimoines, créer un cadastre des fortunes. Les sociaux-chrétiens veulent conserver la détaxation des plus-values, garder le secret bancaire, conserver les niches fiscales pour les sociétés financières. Le nœud du conflit se situe au niveau des fraudes et des évasions de capitaux : à titre d’exemple, environ 12 milliards de FB se sont ainsi « enfuis » de la Belgique en 1960. Pour les socialistes, c’est le signal qu’il faut renforcer la fiscalité ; pour les sociaux-chrétiens, au contraire, un renforcement fiscal ne fait qu’accélérer cette situation.
La réforme elle-même vise l’introduction d’un impôt unique à taux progressif sur les revenus des personnes physiques et un impôt à taux proportionnel sur les bénéfices des sociétés, comme dans les pays voisins ; c’est le système fiscal que l’on connaît encore de nos jours. D’un côté, le Parti socialiste obtient une échelle de progressivité satisfaisante à ses yeux et des exonérations pour les petits revenus. La plupart des Belges payent désormais plus de 30 % d’impôt sur leur revenu professionnel, tandis que le taux maximum est porté à 55 %.
De leur côté, les sociaux-chrétiens conservent la protection du secret bancaire, la détaxation des plus-values, l’absence d’impôt sur le patrimoine et de cadastre des fortunes, et ils obtiennent que les holdings puissent conserver la détaxation de leurs revenus financiers investis dans d’autres entreprises.
La réforme globale de 1962, avec ses compromis politiques entre socialistes et sociaux-chrétiens sur l’absence de levée du secret bancaire, l’absence de cadastre des fortunes, l’absence de bordereaux nominatifs aux coupons, entraîne une répétition de l’histoire au cours des années 1960 et 1970. Comme durant les années 1920, le niveau de fraude atteint des sommets sans précédents et pousse l’un des gouvernements libéral-social-chrétien dirigé par Wilfried Martens à dé-globaliser l’impôt sur le revenu en 1983, avec l’introduction du précompte libératoire pour les revenus mobiliers ( « libérant » le contribuable de déclarer ses revenus financiers ) qu’on connaît encore de nos jours.
En revanche, la pression fiscale sur les revenus du travail continue de grimper : en 1980, la plupart des Belges paient plus de 50 % d’impôt sur leur revenu professionnel, tandis que le taux maximum, fixé à 55 % en 1962, est désormais passé à 72 %. En 1980, la pression fiscale atteint 43 % du PIB, dont plus de la moitié provient de l’imposition des revenus du travail. C’est une tendance qui s’est poursuivie : aujourd’hui, plus de 70 % des recettes fiscales proviennent de la fiscalité sur le travail.
Les conséquences d’une fiscalité belge sous influence de la droite politique depuis 1830
À travers cet historique de la fiscalité belge, plusieurs éléments transversaux apparaissent.
En premier lieu, la protection politique des fortunes privées placées dans les banques belges face aux impôts prédomine depuis 1830. Cette réalité ne découle aucunement d’un développement « naturel » du pays en une sorte de paradis fiscal pour les capitalistes. Elle s’explique avant tout par une mainmise durable des catholiques et des libéraux sur le ministère des Finances tout au long des XIXe et XXe siècles, peu importe que les socialistes soient au sein du gouvernement ou non. Depuis 1830, en 195 ans, le ministère des Finances aura été occupé par un ministre catholique ou un ministre libéral pendant presque 180 ans ( dont 120 ans rien que pour les catholiques ) ; s’y ajoutent 4 ans de N-VA ( 2014 à 2018 et à partir de 2025), 8 ans d’experts a-partisans mais proches des partis de droite, et 2 ans de socialistes. Et, parmi ces ministres des Finances, leurs conseillers de cabinets et les réseaux d’experts fiscalistes, on ne retrouve aucune femme : elles n’ont jamais eu leur mot à dire dans l’élaboration de la politique fiscale.
Le risque est donc grand que la réforme fiscale envisagée par le gouvernement fédéral Arizona ne repose finalement que sur des coupes dans les dépenses publiques et la sécurité sociale
La justification principale des techniciens conservateurs et libéraux concernant la prédominance d’une fiscalité faible sur les revenus financiers a très peu varié au cours du temps. Ils ont toujours avancé qu’une politique fiscale « vexatoire » et « inquisitrice » envers les revenus financiers causerait plus de dommages que de bénéfices à l’économie. Cet argument d’apparence économique est éminemment politique. Il permet de justifier la protection dont bénéficient les grandes fortunes mobilières accumulées par seulement quelques milliers d’individus en Belgique : d’abord par une absence de législation avant 1914, puis par une série de mécanismes légaux qui offrent des possibilités d’exonération partielle ou complète des placements de fortunes, des bénéfices et des investissements qui s’en suivent, notamment via les holdings, comme c’est encore le cas de nos jours.
Enfin, si le développement extrêmement favorable pour certains de la fiscalité mobilière en Belgique n’a rien de naturel, il faut également ajouter qu’il n’a jamais été inéluctable. La prédominance des principes libéraux en matière de fiscalité mobilière a été remise en question à de nombreuses occasions, le plus souvent sous la pression convergente des groupes politiques et syndicaux de la gauche, du fisc et de certains ministres réformateurs. Ces risques de basculement ont toutefois systématiquement entraîné des oppositions politiques féroces, souvent accompagnées de mouvements massifs de fraudes et d’évasions de fortunes, permettant à la droite politique de justifier des politiques fiscales accommodantes envers les capitaux ( y compris au niveau de la lutte contre la grande fraude fiscale ) et pesant essentiellement sur les revenus du travail, plus facilement contrôlés.
À cet égard, l’accord de gouvernement de janvier 2025 semble contenir une surprise de taille, qui s’expliquerait à la lumière de l’effort de déflation budgétaire annoncé : « une contribution juste des épaules les plus larges ». Cette justice fiscale s’obtiendrait par un élargissement de la base imposable et par la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, mais aussi par « une cotisation générale de solidarité sur les plus-values réalisées sur les actifs financiers ». En surface, ce serait une rupture assez importante avec les traditions belges en matière de fiscalité mobilière, du moins à en croire les socialistes flamands. Mais le diable se cache dans les détails : exonération des plus-values historiques, déduction annuelle, exonération en-dessous d’un million d’euros ( et exonération des plus-values de plus de quatre millions d’euros réalisées via des holdings). Autrement dit, les grandes fortunes devraient facilement échapper à l’impôt. Moins impressionnante qu’il n’y paraît, cette mesure pourrait en outre être affaiblie face à la compétitivité fiscale du Luxembourg ( qui exonère également les plus-values), où pourraient se vendre les actifs financiers belges. Le risque est donc grand que la réforme fiscale envisagée pour réduire la fiscalité sur le travail – un élargissement du revenu professionnel minimum exempté d’impôt – ne repose finalement que sur des coupes dans les dépenses publiques et la sécurité sociale : un tax cut plutôt qu’un tax shift, comme n’ont cessé de le répéter les libéraux francophones, très virulents contre ce projet d’impôt nouveau, à l’image de l’histoire fiscale de la Belgique.