Articles

Géopolitique du génocide

Rafeef Ziadah

+

Nick Buxton

—2 avril 2025

Axés sur la puissance économique et militaire, les enjeux impérialistes de l’Occident ont fait du projet colonialiste d’Israël un levier stratégique pour maintenir leur hégémonie. À l’Union européenne d’en profiter, génocide ou pas.

L’alliance indéfectible entre l’Occident et Israël ne se résume pas à des jeux d’influence ou de lobbying : il s’agit d’un partenariat stratégique fondé sur des objectifs impérialistes communs. Il est essentiel de comprendre ce contexte géopolitique plus large pour construire des alliances, élaborer une stratégie efficace et affronter les systèmes et les acteurs qui soutiennent le projet colonialiste d’Israël.

Nick Buxton : Que révèle le génocide en Palestine sur la géopolitique aujourd’hui ? Qui détient le pouvoir et comment est-il exercé ?

Rafeef Ziadah : Le génocide à Gaza expose la dure réalité de la géopolitique moderne et met en évidence les mécanismes du pouvoir dans un monde façonné par des ambitions impérialistes et une exploitation stratégique des ressources. Au cœur de cette crise, l’alignement des structures de pouvoir occidentales sur le colonialisme de peuplement et l’autoritarisme au Moyen-Orient, ce qui sert à maintenir la domination économique et le contrôle géopolitique.

Le soutien inébranlable des États-Unis et des grandes puissances européennes à Israël est ancré dans leurs intérêts impérialistes de long terme dans la région. En tant que colonie de peuplement, Israël sert d’ancrage pour l’Occident au Moyen-Orient. Ce projet colonialiste n’est pas un phénomène isolé : il s’inscrit dans un objectif de contrôle plus large, travaillant de concert avec les monarchies du Golfe riches en pétrole, telles que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, pour maintenir un système régional et mondial qui privilégie la puissance économique et militaire de l’Occident.

Rafeef Ziadah est une poète, syndicaliste et chercheuse palestinienne. Basée à Londres, elle est également conférencière au King’s College. Ses recherches portent principalement sur l’économie politique, le genre et la race.

Des ententes telles que les accords de normalisation entre Israël et plusieurs pays du Golfe reflètent une consolidation des forces visant à marginaliser entièrement la libération palestinienne et à garantir le statu quo de l’autoritarisme et de l’extraction des ressources aux dépens des peuples de la région. Bien que le génocide ait remis en question ce projet, il est peu probable qu’il soit abandonné et il refera très probablement surface sous une autre forme.

La lutte palestinienne est dépolitisée lorsque la question est abordée uniquement sous l’angle des droits humains.

Il est essentiel de replacer cette crise dans son contexte historique, notamment en analysant le rôle des accords d’Oslo et l’illusion d’une solution à deux États. Ces accords ont cherché à transformer la lutte pour la libération palestinienne en un projet de construction d’un État limité à la Cisjordanie et à Gaza, en effaçant délibérément la réalité territoriale plus large d’Israël en tant que colonisateur.

Que dit le génocide de l’impérialisme des États-Unis ?

Le soutien indéfectible des États-Unis à Israël en dit long sur sa nature et sa trajectoire. La base de cette relation n’a rien à voir avec un alignement idéologique ou des liens culturels. Elle repose sur l’importance stratégique d’Israël en tant que colonie de peuplement pour sécuriser et projeter la puissance étasunienne. Le projet de colonisation d’Israël en a fait un partenaire particulièrement fidèle dans la région, un partenaire dont la survie est inextricablement liée au soutien continu de l’Occident. Contrairement à d’autres alliés au Moyen-Orient, dont les alliances avec les États-Unis sont souvent transactionnelles ou conditionnelles, Israël est totalement dépendant de leur soutien et agit comme un relais direct de leur politique impérialiste.

L’un des principaux rôles d’Israël dans la stratégie impérialiste des États-Unis est de s’assurer du contrôle des principaux couloirs commerciaux et ressources énergétiques du Moyen-Orient. Il s’agit moins de garantir les flux de pétrole vers les États-Unis ou l’Europe – qui ont diversifié leurs sources d’énergie – que d’utiliser le contrôle de l’accès à ces ressources comme arme géopolitique. La Chine devenant un rival potentiel des États-Unis, la capacité de ces derniers à influencer la disponibilité et le prix du pétrole du Moyen-Orient devient un outil essentiel pour limiter la croissance économique et les options stratégiques de la Chine, et pour écarter d’autres adversaires potentiels de leur suprématie mondiale.

Le soutien inébranlable à Israël en dit long sur la nature et l’évolution de l’impérialisme américain.

La stratégie étasunienne a également favorisé la normalisation entre les États du Golfe et Israël, ce qui reflète un effort calculé pour réaffirmer leur primauté dans une région où leur influence a connu un déclin relatif ces dernières années. Ces accords, appuyés par les États-Unis, consolident Israël comme pivot de leur domination régionale et renforcent leur emprise sur les États du Golfe. Par essence, la normalisation n’est pas qu’une question de diplomatie ; il s’agit d’une stratégie visant à contrôler l’équilibre changeant des pouvoirs dans la région.

Toutefois, cette stratégie coûte très cher, notamment parce que les actes de plus en plus génocidaires d’Israël aggravent l’instabilité dans la région et ternissent encore davantage l’image des États-Unis dans l’opinion publique internationale. Cela risque de saper le réseau d’alliances plus large sur lequel les États-Unis s’appuient. Alors que les États du Golfe, comme les Émirats arabes unis, ont normalisé leurs liens avec Israël, les populations locales restent profondément opposées aux actes d’Israël, créant ainsi une tension susceptible de déstabiliser divers régimes et, par extension, la stratégie des États-Unis pour la région.

Pourquoi est-il important pour les mouvements sociaux de comprendre ce cadre géopolitique ?

Le génocide à Gaza a déclenché une vague de solidarité mondiale sans précédent : des millions de personnes dans les rues, des campus universitaires occupés, des usines d’armement et des ports bloqués, entre autres. Cette vague de protestation remet en question non seulement les actes d’Israël, mais aussi les systèmes mondiaux qui les rendent possibles. Cependant, si cette mobilisation a visibilisé la cause palestinienne, la façon dont la Palestine est souvent dépeinte peut obscurcir la véritable nature de la lutte. Trop souvent, les discussions se limitent aux questions de violations immédiates des droits humains par Israël, d’assassinats, d’arrestations et de vol des terres, sans aborder les systèmes de pouvoir sous-jacents qui rendent ces abus possibles. Le fait d’aborder la question sous l’angle des droits humains ne fait que dépolitiser la lutte palestinienne, en la réduisant à des violations isolées plutôt qu’à une campagne systématique de colonisation soutenue par l’impérialisme occidental.

Nick Buxton est coordinateur de la plateforme de connaissances du Transnational Institute (TNI) et un spécialiste de la communication, chercheur et rédacteur.

Ce génocide a été sponsorisé par les États-Unis et l’Union européenne (UE), en particulier par certains États membres. Ceux-ci ont systématiquement donné à Israël le feu vert pour poursuivre ses attaques et ses politiques de famine, tout en le protégeant sur le plan diplomatique et en l’armant. Les discussions sur la politique israélienne se concentrent souvent sur les actions des premiers ministres, notamment de Benjamin Netanyahou, comme s’ils déterminaient à eux seuls la trajectoire de l’État. Bien qu’ils soient des figures majeures, il faut prendre du recul pour saisir les dynamiques plus profondes et durables qui sous-tendent les politiques d’Israël. Il faut analyser les forces structurelles et historiques qui sous-tendent son projet de colonisation et son rôle plus large dans le maintien de l’hégémonie occidentale.

À cela s’ajoute le récit persistant qui attribue le soutien occidental à Israël uniquement à l’influence d’un « lobby pro­israélien ». Il s’agit là d’une vision dangereusement simpliste qui ne reflète pas la nature géopolitique plus profonde de cette relation. L’alliance indéfectible entre l’Occident et Israël n’est pas qu’une question de lobbying ou d’influence : il s’agit d’un partenariat stratégique fondé sur des objectifs impérialistes communs. Comprendre le contexte géopolitique global est essentiel pour construire des alliances stratégiques et dépasser la simple indignation ponctuelle. Cela nous permet d’identifier et d’affronter les systèmes et les acteurs qui soutiennent le projet colonialiste d’Israël, tout en évitant le piège de considérer les régimes autoritaires de la région comme des alliés dans la lutte pour la libération de la Palestine. Ces régimes poursuivent leurs propres intérêts, souvent liés au maintien de leur pouvoir ou à l’obtention d’avantages économiques et militaires. S’aligner aveuglément sur eux peut donc nuire aux objectifs plus larges de justice et de libération.

Les régimes autoritaires de la région ont leurs propres intérêts, souvent ancrés dans le maintien du pouvoir ou la sécurisation d’avantages économiques et militaires.

Cette analyse nous permet aussi de cibler les industries complices du colonialisme israélien. Les fabricants d’armes, les entreprises informatiques et les multinationales jouent un rôle clé dans la mise en œuvre du projet colonialiste israélien et il est essentiel de dénoncer leur complicité pour perturber les réseaux de profits qui sous-tendent l’oppression. En identifiant ces acteurs et leurs liens, nous pouvons mieux élaborer des stratégies et diriger les interventions qui s’attaquent aux fondements économiques de la domination coloniale.

Enfin, une meilleure compréhension de la situation dans son ensemble permet aux mouvements de s’armer pour le long terme. Elle nous permet de rester concentrés et stratégiques, en particulier lorsque nous sommes confrontés à des initiatives telles que des discussions sur la création d’un État ou des accords diplomatiques qui ne changent rien à la situation. Seule une analyse lucide de l’occupation et de la dépossession nous empêche de tomber dans le piège des progrès superficiels ou des gestes symboliques. À la place, nous continuons à dénoncer la violence colonialiste actuelle et à œuvrer pour un avenir véritablement anticolonial.

La chute du régime en Syrie changera-t-elle cette dynamique ?

Il est trop tôt pour prédire exactement ce qui se passera en Syrie car de nombreux acteurs sont impliqués, chacun avec ses propres intérêts et son agenda. Nous devons rester attentifs à l’économie politique de la situation, notamment aux projets de pipelines, de voies de transport et aux efforts de reconstruction. Dans la région, la « reconstruction » a souvent servi de couverture au contrôle des entreprises, à l’aggravation des divisions et à la consolidation du pouvoir par des acteurs extérieurs.

Pour l’instant, Israël semble vouloir contrôler la situation – il a envahi davantage de territoires, ciblé l’armée syrienne et semble préférer une Syrie fédérée où il pourrait exercer son influence. Cette approche est conforme à ses objectifs plus larges en tant qu’État colonisateur de peuplement qui cherche à étendre son territoire et à façonner les trajectoires futures en sa faveur. Toutefois, les projets d’Israël dépendront fortement des actions et des intérêts d’autres acteurs clés.

Le régime Assad porte la responsabilité d’avoir laissé l’État syrien dans un état de désordre. Faible et soutenu par des forces extérieures, sans véritable soutien interne, la dépendance du régime à l’égard de la Russie et de l’Iran pour maintenir la mainmise d’Assad sur le pouvoir a rendu la situation propice à la fragmentation. Cette fragilité a créé un terrain fertile pour les concurrents qui poursuivent leurs intérêts en Syrie, qu’il s’agisse de puissances régionales ou d’acteurs mondiaux. En plus d’Israël, la Turquie, par exemple, cherche fortement à étendre son contrôle tout en réprimant les mouvements kurdes.

Comme toujours dans ces constellations géopolitiques, les régimes et les acteurs extérieurs impliqués ne se soucient pas de la liberté ou de la démocratie pour les Syriens ordinaires. Au contraire, ils poursuivent leurs propres intérêts stratégiques et économiques. Au final, ce sera au peuple syrien de déterminer son propre destin, même si la tâche sera incroyablement difficile compte tenu de la configuration actuelle des acteurs locaux et de leurs soutiens.

Pourquoi, à l’exception de quelques voix discrètes comme celles de la Belgique, de l’Irlande, de l’Italie et de l’Espagne, l’UE a-t-elle autant été complice du génocide de Gaza et si réticente à défendre une position indépendante des États-Unis ?

La complicité de l’UE dans le génocide en Palestine reflète moins une subordination aux États-Unis qu’une convergence d’intérêts. Si l’UE donne souvent l’impression d’adhérer à un cadre différent – en prétendant donner la priorité au droit international, aux droits humains et au multilatéralisme – elle bénéficie au final du projet impérialiste plus large qui sous-tend la domination occidentale au Moyen-Orient, sur lequel elle s’aligne. Les politiques et les relations de l’UE avec Israël, notamment les accords de libre-échange (ALE), les contrats militaires et les partenariats stratégiques, montrent que ses intérêts sont profondément liés au maintien du statu quo.

L’UE cultive une image plus modérée que les États-Unis, tout en restant complice de la domination impérialiste dans la région. Mais même dans ce cadre, elle n’a pas pris de mesures significatives pour faire pression sur Israël, comme suspendre des privilèges commerciaux ou la coopération militaire. Elle a ainsi révélé son manque d’engagement en faveur d’une véritable responsabilisation. Et pour cause, les accords de libre-échange entre l’UE et Israël, tels que l’accord d’association UE-Israël, facilitent la coopération économique et offrent à Israël un accès essentiel aux marchés européens. Ces accords continuent malgré les violations manifestes d’Israël. Les contrats et les partenariats militaires renforcent encore cette relation, puisque certains États membres de l’UE vendent des armes et échangent des technologies qui soutiennent directement le complexe militaro-industriel israélien. Ces activités mettent en évidence l’intérêt matériel de l’UE dans les systèmes qui soutiennent l’agression israélienne.

En Europe, il existe une division entre des pays comme l’Allemagne et le Royaume-Uni, qui soutiennent ouvertement Israël, et d’autres comme la Belgique, l’Irlande et l’Espagne, qui prônent une position plus critique, souvent dans le cadre de la solution à deux États. Cependant, même ces derniers fonctionnent avec des contraintes étroites, se concentrant sur des critiques modérées tout en évitant de prendre des mesures qui pourraient remettre fondamentalement en question les liens de l’UE avec Israël.

L’alignement de l’UE sur les États-Unis et Israël sert également ses propres intérêts stratégiques au Moyen-Orient. En soutenant Israël, l’UE contribue à maintenir un ordre dans la région qui sécurise les routes commerciales, stabilise l’approvisionnement en énergie et réprime les mouvements anti-impérialistes. Comme les États-Unis, l’UE a intérêt à contenir les puissances rivales, en particulier dans le contexte de la concurrence mondiale avec la Russie et la Chine. Le rôle d’exécuteur d’Israël dans la région rejoint ces objectifs, ce qui en fait un allié précieux pour les États européens. En substance, l’approche de l’UE à l’égard de la Palestine n’est pas une alternative à la politique étasunienne. Elle lui est plutôt complémentaire. Ce double jeu d’alignement et de différenciation permet à l’UE de maintenir les avantages économiques et stratégiques qu’elle tire de cette relation tout en projetant une image neutre ou modérée.

Quelle a été la réponse de la Chine face au génocide ? Qu’est-ce que cela dit sur son rôle en tant qu’acteur politique mondial ?

La réponse de la Chine au génocide de Gaza a été particulièrement sobre, caractérisée par des appels au cessez-le-feu et à l’aide humanitaire, mais dépourvue d’action forte. Bien qu’elle ait exprimé son soutien à l’autodétermination palestinienne aux Nations unies, elle n’a pas joué un rôle de premier plan en s’opposant directement à Israël ou en apportant un soutien matériel substantiel à la cause palestinienne. Cette approche modérée reflète la politique étrangère plus large de la Chine, qui privilégie la non-intervention et le maintien de relations avec une série d’acteurs, y compris Israël, pour des raisons économiques et stratégiques.

La complicité de l’Union européenne dans le génocide en Palestine reflète moins une subordination aux États-Unis qu’une convergence d’intérêts.

Les actions de la Chine trahissent la priorité qu’elle accorde aux intérêts économiques par rapport à l’alignement idéologique sur les mouvements anti-impérialistes. Bien qu’elle se positionne comme une alternative à l’hégémonie étasunienne, son approche reflète souvent le calcul pragmatique des puissances traditionnelles. Ses interdépendances croissantes avec les monarchies du Golfe et les corridors commerciaux plus larges entre l’Asie de l’Est et le Moyen-Orient suggèrent qu’elle vise une intégration économique plutôt qu’une remise en cause directe de l’influence étasunienne dans la région. La Chine semble donc ne pas s’engager dans les moments de crise aiguë.

La plainte déposée par l’Afrique du Sud contre Israël devant la Cour internationale de Justice (CIJ) a été célébrée comme un signe de l’émergence d’un Sud global opposé à l’impérialisme et au sionisme. Comment percevez-vous cela ?

Cette décision trouve un écho considérable, en particulier lorsque l’on considère son propre passé d’apartheid et sa solidarité avec la lutte palestinienne. Le fait qu’Israël soit officiellement accusé de génocide au niveau international est une étape importante : elle expose la gravité de ses actes et renforce le discours contre son projet colonial de peuplement. Toutefois, il faut reconnaître les limites et les contradictions du droit international. Les procédures judiciaires telles que celles de la CIJ sont longues. Elles prennent souvent des années et les critères pour prouver des crimes comme un génocide sont très élevés. Même lorsque ses décisions sont en faveur de la justice, leur application dépend de la volonté politique d’institutions et d’États puissants. Des pays comme les États-Unis et leurs alliés, qui protègent Israël sur le plan diplomatique et militaire, peuvent saper ou complètement ignorer les décisions de la CIJ, faisant de la loi un outil de justice sélective plutôt que de responsabilité universelle.

Cette démarche doit également être comprise dans le contexte plus large de la dynamique politique interne de l’Afrique du Sud. Alors que le Congrès national africain (ANC) s’est historiquement positionné comme un champion de l’anti-impérialisme et a toujours été solidaire avec la Palestine, sa trajectoire actuelle est pleine de contradictions. L’ANC est confronté à des défis internes, notamment à des échecs en matière de gouvernance et à la promotion de politiques économiques néolibérales, ainsi qu’à une déconnexion croissante avec les mouvements citoyens. Dans le même temps, nous devons rester attentifs aux voix des mouvements sociaux issus d’Afrique du Sud, qui exigent depuis longtemps que le pays rompe ses liens avec Israël. Ces mouvements ont lancé un appel à des actions concrètes, telles que la rupture des relations diplomatiques, des boycotts, des désinvestissements et des sanctions (BDS). Si la plainte déposée auprès de la CIJ a une symbolique forte, c’est la pression citoyenne qui garantit que de tels gestes symboliques se traduisent par des changements significatifs.

Quelle est la place du pouvoir des entreprises dans ce contexte ? Quelles sont celles qui soutiennent le génocide ?

Malheureusement, de nombreuses entreprises dans un large éventail de secteurs tirent profit des actes d’Israël et les soutiennent, qu’il s’agisse de producteurs de biens de consommation ou d’entreprises IT fournissant des infrastructures de surveillance1. Si les entreprises d’armement et d’énergie jouent un rôle particulièrement important dans la facilitation du génocide et ont été, à juste titre, dans le viseur des syndicats et des responsables palestiniens. C’est lorsque des individus et des groupes remettent en question la complicité au sein de leur propre secteur que l’action est la plus efficace. Cette approche élargie garantit que le mouvement cible l’ensemble de l’implication des entreprises, renforçant ainsi la campagne pour la responsabilité et la justice. Le 16 octobre 2023, les syndicats et associations professionnelles en Palestine ont lancé un appel fort aux syndicats internationaux, les appelant à « cesser d’armer Israël »2.

Cet appel a mis en lumière l’ampleur du soutien militaire et diplomatique apporté à Israël, en particulier par les États-Unis et l’UE. Car les chiffres sont ahurissants. Dans le cadre de l’accord étasunien actuel, qui court de 2019 à 2028, 3,8 milliards de dollars d’aide militaire sont fournis à Israël chaque année. En réponse à la dernière attaque d’Israël contre Gaza, les États-Unis ont approuvé une aide militaire supplémentaire de 14,5 milliards de dollars dans le cadre d’un programme de sécurité nationale de 106 milliards de dollars. Quant à la valeur des actions des cinq principales entreprises d’armement étasuniennes – Boeing, General Dynamics, Lockheed Martin, Northrop Grumman et Raytheon –, elle a grimpé de 24,7 milliards de dollars depuis le début des attaques.

Les États membres de l’UE jouent également un rôle important. L’Allemagne, par exemple, a accordé 218 licences d’exportation d’armes vers Israël en 2023, dont 85 % ont été livrées après le 7 octobre 2023. Les fabricants d’armes ont réalisé d’immenses bénéfices. Ces chiffres soulignent la complicité directe de l’industrie de l’armement dans le génocide et mettent en avant le potentiel des organisations de travailleurs et des campagnes citoyennes pour perturber ces chaînes d’approvisionnement et mettre un terme au commerce des armes.

L’industrie mondiale des combustibles fossiles joue aussi un rôle crucial dans le soutien à la campagne génocidaire d’Israël. L’énergie – charbon, pétrole brut, kérosène et gaz – alimente l’appareil militaire israélien dans ses attaques contre les Palestiniens. Parce qu’Israël joue aussi le rôle de nœud essentiel dans les réseaux d’énergie régionaux, cibler le transport de ressources énergétiques a permis aux luttes pour la libération palestinienne et la justice climatique de se rejoindre en exposant la manière dont le capitalisme fossile alimente à la fois le génocide et des systèmes d’exploitation plus larges.

Par exemple, les accords énergétiques avec les Émirats arabes unis, officialisés à la suite des accords d’Abraham en 2020, ont constitué un développement majeur de la stratégie gazière d’Israël. Ces accords gaziers reflètent le renforcement des liens économiques entre Israël et les États du Golfe, avec ses implications géopolitiques importantes. En 2021, la société émiratie Mubadala Petroleum a acquis une participation d’un milliard de dollars dans le champ gazier israélien de Tamar, marquant ainsi l’intérêt stratégique des Émirats arabes unis pour les réserves de gaz naturel d’Israël. Ces accords permettent à Israël de se positionner en tant que plaque tournante régionale de l’énergie, projetant sa puissance dans la région tout en renforçant ses alliances avec les États du Golfe soutenus par l’Occident. L’extraction de gaz – souvent puisé dans les eaux palestiniennes – et son exportation renforcent également la domination coloniale d’Israël et le vol des ressources, ce qui exacerbe la dépossession des Palestiniens. Des accords de normalisation similaires sur le gaz ont été signés avec la Jordanie et l’Égypte. Ces partenariats consolident l’influence d’Israël dans la région, puisque les exportations de gaz passent par des gazoducs et des routes maritimes fortement sécurisés et militarisés.

Perturber ces industries – que ce soit en bloquant les livraisons d’armes, en ciblant les flux de combustibles fossiles ou en s’attaquant aux bailleurs de fonds de la militarisation – constitue un moyen concret de saper et de démanteler l’infrastructure du colonialisme de peuplement et du génocide. Tracer ces livraisons d’armes et ces flux d’énergie est toutefois une tâche extrêmement difficile. En effet, ces circuits sont volontairement opaques, dissimulés derrière un enchevêtrement complexe de réseaux industriels et financiers. Il est urgent d’agir rapidement pour mettre fin au génocide en cours, mais les interventions significatives et stratégiques nécessitent souvent des recherches approfondies, de l’organisation et la formation de coalitions.

Le génocide a éveillé une nouvelle génération aux horreurs de la violence colonialiste soutenue par l’impérialisme étasunien. Comment pouvons-nous soutenir ce mouvement ? Quelles sont les voies les plus stratégiques pour la résistance et la solidarité ?

Ces derniers mois, la solidarité internationale avec la Palestine a pris une ampleur historique. Des manifestations de masse ont eu lieu dans des villes du monde entier et ont démontré une reconnaissance mondiale croissante de l’urgence de la lutte palestinienne pour la justice, la libération et le retour de son peuple. Cependant, si ces manifestations ont été importantes, le défi est à présent de canaliser cette indignation et cette solidarité généralisées pour les transformer en une action organisée et durable susceptible de créer un changement réel et stable pour la Palestine. Pour ce faire, nous devons aller plus loin que les rassemblements de masse (qui sont importants en eux-mêmes) et nous concentrer sur la construction d’infrastructures pour une organisation stratégique à long terme. Un moyen de renforcer ce mouvement est de se concentrer sur la solidarité des travailleurs, en particulier en s’organisant sur les lieux de travail pour veiller à ce que chaque espace mette fin à toutes les formes de complicité avec Israël.

Les syndicats palestiniens ont récemment appelé les travailleurs à arrêter d’armer Israël en refusant de manipuler le matériel et les équipements militaires destinés au régime du pays. Cet appel représente un tournant décisif dans le mouvement de solidarité, où la lutte pour la libération de la Palestine est directement liée au pouvoir des travailleurs de perturber les systèmes d’oppression. Des syndicats internationaux sont déjà entrés en action, que ce soit les dockers de Barcelone et d’Italie qui ont bloqué des expéditions, ou la fermeture d’usines d’armement au Canada et au Royaume-Uni3. Ces actions montrent que lorsque les travailleurs prennent position, ils peuvent s’opposer aux industries qui alimentent le projet colonialiste israélien.

Bien que l’affaire portée devant la Cour internationale de Justice soit symboliquement puissante, c’est la pression populaire qui permet de transformer ces gestes symboliques en changements concrets et significatifs.

Cette approche menée directement par les travailleurs offre également la possibilité de revitaliser les syndicats eux-mêmes, en les détournant d’actions purement symboliques. En effet, si les motions adoptées par les syndicats en soutien à la Palestine sont importantes, elles s’accompagnent rarement de revendications transposables en actions concrètes. Pour véritablement renforcer le pouvoir, ces motions doivent évoluer vers l’organisation, l’éducation et la sensibilisation de la base, qui peut conduire les travailleurs à bloquer les livraisons, à perturber les chaînes de production ou à s’engager dans des boycotts plus larges des entreprises complices du génocide israélien. Il faut passer des gestes symboliques à des mesures concrètes pour mettre fin aux systèmes qui soutiennent la violence d’Israël.

Le renforcement du pouvoir des travailleurs nécessite une approche en profondeur et stratégique, axée sur l’éducation et la solidarité à long terme. Les syndicats palestiniens ont souligné l’importance d’impliquer la base dans une éducation politique, pour les aider à comprendre le lien entre leur travail et les systèmes d’oppression qui perpétuent la violence à Gaza. De nombreux syndicalistes ne connaissent pas la lutte palestinienne, et tous les activistes ne sont pas familiarisés avec l’histoire du colonialisme de peuplement israélien. Il est donc essentiel de créer des espaces d’éducation et de solidarité qui se concentrent sur le présent, mais aussi sur la manière de construire des mouvements durables, dirigés par les travailleurs et qui peuvent continuer à faire pression pour obtenir justice au-delà du moment présent.

L’histoire de l’internationalisme syndical offre un cadre précieux à cet égard. Tout comme les travailleurs du monde entier ont joué un rôle décisif dans la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud ou dans le soutien aux mouvements de libération au Chili et en Éthiopie, le mouvement syndical international a l’occasion de construire un héritage similaire de solidarité avec la Palestine. Les travailleurs ont toujours été à l’avant-garde de la contestation de l’impérialisme et il est clair qu’ils peuvent jouer un rôle capital dans cette lutte. L’histoire des luttes victorieuses des travailleurs nous enseigne que la construction d’une solidarité durable prend du temps, mais qu’elle a aussi le potentiel de changer fondamentalement les rapports de forces, non seulement pour mettre fin à l’occupation militaire israélienne, mais aussi aux systèmes d’oppression plus larges qui la soutiennent.

Cet article a été initialement publié par Transnational Institute sur www.tni.org.

Footnotes

  1. « No Tech For Apartheid ». s. d. www.notechforapartheid.com/.
  2. « Workers In Palestine ». s. d. www.workersinpalestine.org/the-calls-languages/english.
  3. « Unionists Around The World Block Weapons Bound For Israel ». 2023. Labor Notes. 18 décembre 2023. https://labornotes.org/2023/12/unionists-around-world-block-weapons-bound-israel.