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Fuir le matérialisme

Vivek Chibber

—6 octobre 2025

Alors qu’elle reste cruciale pour élaborer et appliquer une politique véritablement égalitaire et démocratique, la théorie matérialiste issue de la tradition socialiste soulève aujourd’hui de la méfiance dans la théorie sociale critique.

Pendant des décennies, le marxisme et la tradition socialiste en général ont été associés à une doctrine: le matérialisme. Mais récemment, cette approche a été largement abandonnée par de nombreux théoriciens critiques, au point que sa simple mention est accueillie avec scepticisme, voire avec une certaine dérision. Dans cet article, nous montrerons que les objections au matérialisme sont loin d’être pertinentes, et qu’il est non seulement encore utile de le respecter dans la théorie sociale, mais, plus encore, qu’il s’agit du fondement indispensable à la renaissance d’une politique de gauche.

Pour définir le cadre de nos idées, notons d’abord que le matérialisme peut être compris dans trois sens distincts. Le premier désigne un matérialisme ontologique. Pour celui-ci, la réalité existe indépendamment de notre esprit, ce qui est vrai pour le monde naturel comme pour le monde social. Cette conception s’oppose à ce que l’on appelle parfois l’idéalisme, qui suppose que ce que nous considérons comme réel peut n’être que le fruit de notre imagination.

Le deuxième est un matérialisme épistémologique: pour lui, même si la pensée nous permet d’accéder à la réalité, la structure de celle-ci impose des limites à notre connaissance du monde. Mais si nous pouvons avoir une compréhension erronée de ce qui existe «là-dehors», il existe un moyen de la corriger en interagissant avec le monde qui nous entoure. Il est donc possible d’avoir une connaissance approximativement exacte de la réalité.

Le troisième est le matérialisme social, selon lequel, pour expliquer certains phénomènes importants du monde social, nous partons du principe que les agents agissent en fonction de leurs intérêts objectifs, et plus précisément de leurs intérêts matériels ou économiques. Dans le présent article, le matérialisme social doit donc être compris comme une explication des actions humaines fondée sur les intérêts.

Vivek Chibber est professeur de sociologie à l’université de New York. Il contribue au Socialist Register,à l’American Journal of Sociology et à la
New Left Review.

Ces trois éléments se rejoignent dans un cadre cohérent qui affirme une réalité objective qui peut être appréhendée par une analyse minutieuse et qui peut donc être modifiée par une intervention pratique mobilisant les gens autour de leurs intérêts. Pendant plus de cent ans, les marxistes ont été imprégnés de ces trois définitions. En effet, si en tant que théorie politique, le marxisme était motivé par le troisième sens, celui du matérialisme social, pour y adhérer il fallait également s’engager à respecter ses présupposés ontologiques et épistémologiques. Vous ne pouvez pas croire que les gens sont motivés par leurs intérêts objectifs sans croire que ces intérêts, et les gens motivés par ceux-ci, existent réellement «là-dehors» dans le monde, comme vous ne pouvez pas non plus prétendre comprendre leurs intérêts si vous ne croyez pas qu’il est possible pour une théorie d’appréhender réellement le monde.

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