Sous le capitalisme, le temps, c’est de l’argent. Le capitaliste veut dès lors réduire le temps et le coût des déplacements. C’est ce qui crée le lit de notre mobilité irrationnelle et des embarras de circulation.
Durant la pandémie, nous avons connu une mobilité inhabituelle dans l’espace public. Nul doute, cependant, qu’une fois la situation sanitaire rétablie, les embouteillages reviendront : problème social persistant et source d’irritation quotidienne. La mobilité dans le monde est un enjeu de taille. Pas de pire élève que la Belgique en matière d’embouteillages et de qualité de l’air. Nos transports publics accumulent retards et trajets supprimés. Trams, trains, métros et bus sont bondés. Le secteur des transports est responsable de 27% du total des émissions de gaz à effet de serre et elles ne semblent pas diminuer. Par rapport à l’année de référence 1990, ces émissions ont augmenté de 28% en Europe et de 25% en Belgique.
Sous le capitalisme, le temps, c’est de l’argent. Et se déplacer pour trouver des matières premières, des marchandises et de la main-d’œuvre prend du temps et coûte de l’argent. Le capitaliste veut dès lors réduire le temps et le coût des déplacements. Marx a décrit ce phénomène et l’a appelé «la destruction de l’espace par le temps». Cette destruction s’accroît avec la quête de marchés toujours plus vastes. Ainsi, l’espace, loin d’être figé, se voit constamment redessiné par le capital et son État en faveur de l’activité capitaliste, elle-même plus ou moins mobile et source de disparités. C’est ce qui crée le lit de notre mobilité irrationnelle et des embarras de circulation.
Mobilité en panne
La voiture est au cœur de notre mobilité, mais aussi de notre économie. Les systèmes de production et les modèles de croissance de la seconde moitié du 20e siècle ont d’ailleurs été nommés d’après des constructeurs automobiles: le fordisme et le toyotisme. La publicité présente la voiture comme le summum de la liberté individuelle et un symbole de statut social. Plus de 75% de nos trajets se font encore et toujours en voiture.
Si cette mobilité routière était la plus à même de répondre aux besoins capitalistes de l’après-guerre, elle est désormais source de problèmes sociaux, territoriaux et environnementaux. Le modèle de transport dominant basé sur l’automobile et les poids lourds s’effrite. De plus, le retrait de l’État depuis les années 70 des services publics de logement, de transport et d’infrastructure, couplé à une absence de contrôle sur la localisation et la délocalisation des entreprises font que les gouvernements n’ont désormais plus les cartes en main pour résoudre les problèmes de mobilité. Pire encore, ils s’attaquent aux problèmes avec la conception qui a présidé à leur origine.
Dans le cadre de son «Green Deal», l’Union européenne s’est engagée à atteindre une mobilité à zéro émission d’ici 2050. Projets de tarification routière, d’interdiction des voitures plus anciennes dans les grandes villes belges, parc automobile plus vert, restriction du stationnement, rues et quartiers sans voitures ou presque… cette politique semble avant tout viser à restreindre la circulation des voitures alimentées aux carburants fossiles. Les investissements dans les transports ont une place importante dans les plans de relance.
L’essentiel de la politique de mobilité néolibérale européenne vise avant tout à modifier les comportements individuels en matière d’utilisation de la voiture. Elle s’appuie pour cela sur des instruments tels que la fiscalité verte, les mécanismes du marché (qui font payer «le coût réel de la pollution» et privilégient une «concurrence loyale» entre les modes de transport), les subventions au secteur privé pour la production de voitures plus écologiques, et/ou des interdictions. Dans une telle politique de mobilité, les besoins de mobilité, les transports publics, l’aménagement du territoire et les conditions de travail (dans le secteur des transports) passent à la trappe.
Pour la plupart des gens, la voiture n’est pas une question de libre choix ou de symbole de statut, mais bien une nécessité absolue. La disparition des services de proximité, l’absence de réglementation du marché immobilier, la médiocrité du système de transport public et la flexibilité accrue du travail font que la classe travailleuse n’a d’autre choix que de recourir à la voiture (voire à plusieurs voitures par ménage) pour se déplacer. La politique de mobilité libérale ne se soucie guère des besoins de mobilité de la population qui découlent de l’organisation territoriale de la société. Le secteur des transports doit impérativement être transformé pour éviter la crise climatique. Excessive, l’utilisation de la voiture est effectivement problématique, mais la sanctionner et la taxer ne constitue pas une politique durable en soi. De plus, la mobilité est déjà très inégalement répartie.
Dans ce dossier «Mobilité sociale et écologique», nous allons nous pencher sur diverses questions de mobilité comme la tarification routière, les voitures électriques et les trains internationaux (de nuit), afin de clarifier ce que les gouvernements européen et belge font et, surtout, ne font pas, en la matière.
Pour commencer, Mathieu Strale, chercheur spécialisé en matière de mobilité métropolitaine, exposera le défi dans ses grandes lignes. Il expliquera comment l’automobilité contrainte a répondu aux besoins capitalistes au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. L’attitude des gouvernements actuels qui renforcent au lieu de remettre en cause l’emprise du marché sur la société, et soignent les intérêts financiers du secteur des transports a pour conséquence d’accroître les inégalités sociales en matière d’accès à la mobilité, sans avoir un impact réellement positif sur l’environnement et le climat. La seule solution possible sur le plan social et écologique est une approche planifiée, collective et publique.
Thomas Van Outrive, attaché au Groupe de recherche sur le développement urbain et à l’Urban Studies Institute de l’Université d’Anvers, montrera en quoi la tarification routière est un projet néolibéral qui privatise l’utilisation de l’espace public. Elle transforme une autoroute en un marché des transports, avec son lot de privilèges et d’exclusion. Le consensus entre experts et classe politique traditionnelle réduit l’ensemble de la politique de mobilité à une seule et unique question: «Combien suis-je prêt à payer pour me déplacer?». Outre les conséquences sociales désastreuses d’une telle politique, son véritable impact écologique est plutôt limité.
La politique de mobilité libérale ne se soucie guère des besoins de mobilité de la population qui découlent de l’organisation territoriale de la sociéte.
Martin Dupont, membre fondateur de Rethinking Economics Belgium, brise le rêve d’une électrification de masse du parc automobile par les voies du marché, qui se trouve pourtant au cœur de la stratégie techno-écologique de l’Europe pour l’industrie capitaliste. S’il est vrai qu’il est judicieux d’abandonner les combustibles fossiles, l’approche européenne n’en est pas moins contre-productive. Elle coûte cher en infrastructures et en primes. En matière de climat, elle n’est pas à la hauteur de ses ambitions et pourrait même, paradoxalement, provoquer une augmentation des émissions. Enfin, elle comporte des dommages environnementaux non climatiques considérables et entraînera sans aucun doute des pillages et des luttes pour les ressources dans le Sud.
Pour conclure ce dossier, Alexander Gomme, conducteur de train et expert du trafic ferroviaire, développera, dans un article brillant, comment la libéralisation du transport de passagers a entraîné la disparition des trains de nuit. La coopération entre les compagnies ferroviaires nationales a été brutalement interrompue lorsqu’elles ont été scindées en un gestionnaire d’infrastructure et un opérateur. La coopération en matière de trafic international en général, mais surtout de trains de nuit, a fait place à la concurrence. Les trains de nuit sont pourtant l’alternative au désastre écologique et social que représente le transport aérien bon marché.
Ain’t no party like a communist party
Nous célébrons en ce moment deux anniversaires incontournables pour Lava: la Commune de Paris et la naissance des partis communistes.
Le 28 mars 1871, la Commune de Paris est proclamée au lendemain d’un soulèvement populaire. Les diverses mesures sociales, économiques et démocratiques alors votées inspirent aujourd’hui encore le mouvement syndical. La démocratie directe a été adoptée tant au niveau politique qu’économique. «Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier (signe avant-coureur, NdlR) d’une société nouvelle», a écrit Karl Marx.
L’Internationale d’Eugène Pottier, la chanson Le Temps des Cerises, les barricades, le journal Le Cri du Peuple de Jules Vallès ou encore la démolition de la colonne Vendôme à l’instigation du peintre Gustave Courbet font partie de la mémoire collective. Il en va malheureusement de même pour le Mur des Fédérés au Père Lachaise et la Semaine sanglante. L’expérience a duré 72 jours avant que les communards ne soient réprimés dans le sang.
La Première Internationale charge Karl Marx de rédiger une analyse des événements, qui paraît sous le titre La Guerre civile en France et devient son ouvrage le plus diffusé et le plus influent jusqu’alors. Il voit la Commune comme «la première révolution» menée par la classe ouvrière, comme «le communisme» et «l’expropriation des expropriateurs». De plus, il explique comment la classe ouvrière, lorsqu’elle prend le pouvoir, ne doit pas s’emparer de «l’appareil d’État tout prêt» et évoque «la sauvagerie sans masque et la vengeance sans loi» «chaque fois que les esclaves […] se lèvent contre leurs maîtres». La plus grave erreur des Communards fut, par «mansuétude», de ne pas lancer l’attaque de Versailles et ne pas parvenir à s’emparer de la Banque de France. Lava publie ici un extrait de la préface de Friedrich Engels de 1891, qui peut se lire comme un résumé de La guerre civile en France. Patrick Moens, rédacteur à Lava, en proposera une introduction avec une interprétation générale et tout particulièrement l’affirmation du rôle des femmes lors de la Commune de Paris.
Le deuxième anniversaire que nous célébrons est celui de la naissance des partis communistes, il y a 100 ans. À la fin de la Première Guerre mondiale, le mouvement ouvrier se scinde en deux courants: les communistes et les sociaux-démocrates. Le PC belge est né en 1921 de la fusion de certains groupes communistes et de dissidents du POB. Le PCF français a, quant à lui, été fondé en décembre 1920.
C’est l’histoire du PCF que Michaël Verbauwhede évoque dans Lava avec Julian Mischi, auteur du livre Le parti des Communistes. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le Parti communiste français est le plus grand parti du pays, avec pas moins d’un million de membres. Il recueille environ un quart des suffrages sous la Quatrième République, de 1946 à 1958. L’histoire du PCF de Julian Mischi est à la fois une histoire des deux guerres mondiales, de la Révolution russe, du Front populaire, de la résistance et de la libération, de la lutte pour le droit de vote et la sécurité sociale, du féminisme, de la Guerre froide et de la montée du néolibéralisme. Le parti a marqué au fer rouge l’histoire politique, sociale et économique de la France au 20e siècle.
Mischi dépeint magistralement la sociologie de la direction du parti, des élus et des membres. Dès les années 1920, le parti est codirigé par des ouvriers. Les élus sont également issus en grande partie de la classe travailleuse. Cela a été crucial pour contrer l’idée que la politique n’existerait que pour les intellectuels, mais aussi adopter des positions réellement en lien avec les intérêts de la classe travailleuse. Le PCF est également à cette époque le parti de France qui compte le plus de femmes. L’engagement communiste devient ainsi également une source d’émancipation individuelle pour de nombreux ouvriers, femmes et enfants d’immigrés.
Aujourd’hui, on est loin des scores de l’après-guerre en termes de nombre de membres et de votes, mais Mischi conclut sur des perspectives: «L’espoir radical de changement n’a pas disparu. Il manque simplement d’organisation politique. La forme de parti reste un instrument essentiel pour la coordination de la lutte anticapitaliste». Cela fait une dizaine d’années que le PCF met à nouveau en avant ce qui s’était dilué dans les années 90, à savoir l’ancrage avec la classe ouvrière. L’histoire du PCF a encore, de toute évidence, de beaux jours devant elle.