L’Ukraine divise la CNAPD, la coupole qui a vocation à rassembler les pacifistes et à organiser leurs actions. Le constat est clair : on a en effet vu défiler à Bruxelles deux manifestations, les samedi 25 et dimanche 26 février.
Les grands médias en ont fait leurs choux gras : Bertrand Henne, sur les ondes de la RTBF, consacrait sa chronique du 27 février à « la guerre interne chez les pacifistes », et le lendemain, Béatrice Delvaux, dans Le Soir, titrait « Guerre ou paix ? Guerre et paix ? ». Le premier paragraphe de l’édito du Soir a en tout cas le mérite de pointer du doigt l’irréparable coupure qui sépare les manifestants du samedi de ceux du dimanche : d’un côté, on en appelait « à une solidarité totale avec l’Ukraine (et donc à la poursuite du soutien militaire afin de vaincre la Russie et de restaurer l’intégralité territoriale du pays) », alors que les manifestants du lendemain souhaitaient « des négociations sur une base qui éviterait une possible défaite (et donc à l’arrêt de la fuite en avant militaire) ».
Les partisans de la solidarité totale avec l’Ukraine se réfèrent à la justice plutôt qu’à la paix, face à l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Deux impératifs parfaitement défendables entrent ainsi en collision – et ce n’est pas la première fois, dans notre histoire chahutée. En particulier au sein du mouvement pacifiste lui-même, dont les animateurs n’ont jamais été insensibles ou étrangers aux préoccupations de justice.
Ce balancement n’est pas seulement repérable entre des courants différents du pacifisme, mais même dans le chef de personnes qui y ont joué un rôle éminent, l’oscillation prenant alors, à première vue, la forme d’un retournement de veste, voire d’un reniement.
Einstein et Langevin, trait d’union après la guerre de 14
L’exemple le plus célèbre est sans conteste celui d’Albert Einstein (1879-1955), qui ne prenait pas de pincettes pour exprimer son antimilitarisme :
« La pire des institutions grégaires se prénomme l’armée. Je la hais. Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang aux sons d’une musique, je méprise cet homme… Il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait1. »
La boutade et la provocation de cette déclaration – Einstein en était très friand – ne doivent pas masquer la profondeur de son engagement politique, qui n’avait rien d’une humeur épidermique. Encore jeune mais déjà célèbre (1905 est son Annus Mirabilis, qui l’a vu apporter trois contributions cruciales à la physique moderne, dont la relativité restreinte), il a régulièrement fréquenté les militants socialistes exilés en Suisse où il vivait et a eu, avec plusieurs d’entre eux, des discussions suivies et approfondies. Il avait en particulier noué une véritable amitié avec Friedrich Adler (1879-1960), son contemporain, physicien de formation lui aussi, un des fondateurs de ce qu’on a appelé l’austro-marxisme. Adler fut un leader de la gauche social-démocrate autrichienne. Rien de surprenant dès lors à le voir s’affirmer en opposant résolu à la guerre de 1914. Il venait de déménager en Allemagne, à Berlin, après y avoir été nommé professeur à l’Université et avoir adopté la nationalité germanique.
Peu après l’entrée en guerre, le 4 octobre 1914, de nombreux intellectuels allemands, parmi lesquels Max Planck, Walther Nernst et Fritz Haber, scientifiques prestigieux, apportent leur soutien à l’effort de guerre et le justifient en signant l’appel Aufruf an die Kulturwelt (Appel au monde de la culture), dit Manifeste des 93, qui nie les exactions perpétrées en Belgique et glorifie le militarisme allemand : « Sans le militarisme allemand, la culture allemande se serait depuis longtemps éteinte sur notre sol… L’armée allemande et le peuple allemand ne font qu’un. » Le refus d’Einstein passe d’autant moins inaperçu qu’il persévère et signe un contre-appel (« Aux Européens »), rédigé par le physiologiste et pacifiste berlinois Georg Friedrich Nicolaï. Celui-ci en appelle à la raison, prône l’entente entre les peuples et exige l’arrêt de la guerre le plus rapide possible. Cohérent, Einstein participe en automne 1914 à la fondation de l’association pacifiste Nouvelle patrie, mise sur pied par des intellectuels de gauche, surveillée par la police, et interdite en février 1916. La droite nationaliste ne lui pardonnera jamais ces engagements – et les nazis encore moins.
De nombreux intellectuels et scientifiques allemands, Max Planck, Walther Nernst et Fritz Haber, apportent leur soutien à l’effort de guerre en 1914.
De l’autre côté du Rhin, en France, c’est la figure de Paul Langevin (1872-1946) qui émerge. Scientifique reconnu dès le tournant du siècle, il rencontre Einstein au Congrès Solvay de 1911, à Bruxelles, où les quanta, nouveauté théorique promise à un bel avenir, font débat, il restera son ami jusqu’à la fin de sa vie. Dreyfusard, il avait également été soutenir Jean Jaurès lors de meetings où ce dernier avait développé son opposition à la guerre qu’on sentait venir, au printemps 19142. Mais il se met cependant au service de la patrie une fois la guerre déclarée, comme beaucoup d’autres, et mobilise ses compétences exceptionnelles pour mettre au point, en 1917-1918, un dispositif par ultra-sons destiné à la détection sous-marine, basé sur l’utilisation d’un cristal piézo-électrique3. C’est après la boucherie de 14-18 que son pacifisme se déploie : « plus jamais ça ». En 1922, Langevin invite Einstein à Paris, au Collège de France, pour y parler de relativité et rétablir ainsi des liens internationaux que la guerre avait brisés. Les nationalistes français se déchaînent « dans une campagne de haine alimentée par les nationalistes forcenés et les gens d’Action française4 ». Langevin poursuit son action sans désemparer : en 1932, il fonde avec Henri Barbusse et Romain Rolland le Comité mondial contre la guerre et le fascisme (Amsterdam-Pleyel). En mars 1934, il patronne le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dans le contexte du Front Populaire. Arrêté par la Gestapo en octobre 1940, il est placé en résidence surveillée à Troyes, avant de s’échapper pour la Suisse en mai 1944 et de doter la Résistance d’un programme de refonte de l’enseignement qui reste une référence pour tous les pédagogues progressistes, le plan Langevin-Wallon.
Einstein et l’impulsion initiale à la construction de la bombe atomique
Pendant la même période, la vie d’Einstein est bien connue : chassé de son poste à Berlin par les nazis arrivés au pouvoir en 1933, il émigre aux états -Unis après un bref passage en Belgique, et s’installe à Princeton. Après la guerre, Einstein milite pour un désarmement atomique mondial, il s’insurge contre la course aux armements et, notamment avec Bertrand Russell et Joseph Rotblat, en appelle à la responsabilité des scientifiques pour exiger des gouvernements le renoncement à l’arme nucléaire, en participant au lancement du manifeste dit Russell-Rotblat en 1954. Il est évidemment une cible de choix pour les maccarthystes et le FBI l’espionne et le harcèle sans relâche jusqu’à sa mort, en 1955.
On peut cependant repérer une discontinuité flagrante et largement commentée dans ce trajet exemplaire de pacifiste convaincu et persévérant : en 1939, ses collègues Leo Szilard et Eugen Wigner rédigent une lettre adressée à Franklin Roosevelt, président des états-Unis, dans laquelle ils attirent l’attention du Président sur une percée scientifique lourde de conséquences : « Ces quatre derniers mois, il est devenu possible grâce aux travaux de Joliot en France ainsi que ceux de Fermi et Szilárd en Amérique, de déclencher une réaction en chaîne nucléaire avec de grandes quantités d’uranium. Grâce à elle, une grande quantité d’énergie et de grandes quantités de nouveaux éléments similaires au radium pourraient être produits. Maintenant, il semble presque certain que ceci pourrait être atteint dans un très proche avenir.Ce nouveau phénomène pourrait conduire à la construction de bombes et il est concevable, quoique bien moins certain, que des bombes d’un nouveau type et extrêmement puissantes pourraient être assemblées. »
En 1914, la Triple Entente (France, Grande-Bretagne et Russie) est en guerre pour venger le viol de la neutralité belge. Les pacifistes de l’époque n’y croient pas.
Einstein, armé de son énorme prestige, signe la lettre, à laquelle Roosevelt a donné suite en enclenchant le projet Manhattan qui débouchera sur la mise au point de la bombe atomique larguée en 1945 sur Hiroshima et Nagasaki. La signature d’Einstein est motivée par la crainte que l’Allemagne nazie ne se lance dans cette course et la gagne; elle peut en effet s’appuyer sur le savoir de physiciens de premier plan, dont Werner Heisenberg qui jouera dans cette quête vaine un rôle ambigu encore controversé aujourd’hui (l’échec fut-il technico-scientifique ou bien l’effet d’un frein délibéré à l’avancée du programme ?). Il faut cependant, pour être complet, noter qu’Einstein, juste avant sa mort, a confié à Linus Pauling, un autre scientifique pacifiste, regretter sa signature et l’envoi de cette lettre. On peut comprendre ces regrets formulés a posteriori, une fois constatés aussi bien l’échec de la construction de la bombe nazie que l’atrocité des souffrances infligées au peuple japonais, mais en 1939, il était inacceptable de prendre le risque de voir les nazis maîtriser en premiers l’arme nucléaire…
Langevin était sans aucun doute sur la même longueur d’onde que son ami Einstein. Il s’est lui aussi opposé à certains des animateurs du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dès 1936, au point de provoquer l’éclatement dudit comité, deux ans après sa fondation; le conflit portait sur la primauté à accorder (ou pas) à la lutte contre le nazisme au pouvoir en Allemagne, par rapport aux positions pacifistes traditionnelles, et Langevin donne la priorité à l’antifascisme. Munich symbolise cette rupture, avec son illusoire espérance d’arriver à éviter la guerre, au point d’avoir laissé dans son sillage une nouvelle injure, équivalente à capitulard, « munichois ».
En 1939, Einstein et Langevin n’avaient évidemment rien perdu de la fermeté de leur engagement en faveur de la paix, ni de la force de leurs convictions qui leur avait permis de tenir tête à leurs adversaires nationalistes respectifs les accusant de trahison, une petite vingtaine d’années auparavant. Peut-on dire, surtout en pensant à Einstein, que les positions qu’il a défendues entre 1939 et 1945, après sa lettre à Roosevelt, représentent une parenthèse dans sa vie de pacifiste ? Certainement pas. Mais seuls ceux qui, comme les Témoins de Jéhovah, assoient leur refus des armes sur un prescrit divin sont indifférents au contexte général qui conditionne leur attitude. Pour les autres, le choix d’une option dépend absolument de la perception qu’on a de l’Histoire en train de s’écrire. Dans le cas qui nous occupe, la guerre en cours peut être analysée comme une boucherie entre nationalismes (ou impérialismes) rivaux, comme en 1914, ou comme une lutte pour la survie de la civilisation, menacée par la folie meurtrière d’un régime génocidaire, comme en 1939. Ce qui nous ramène à l’Ukraine.
La guerre en Ukraine, 1914 revisité
Je ne suis pas le seul à penser qu’un affreux remake de 1914, mutatis mutandis, se produit sous nos yeux.
En 1914, l’empire allemand est l’agresseur – on dirait aujourd’hui qu’il viole le droit international en envahissant la Belgique neutre. Son armée commet des abominations à l’égard de la population belge. Premier massacre à Andenne-Seilles, les 20 et 21 août 1914. 70 civils sont fusillés sur les bords de Meuse au quai Pastor et 190 autres sont tués en divers endroits de la ville, de manière individuelle ou collective, soit chez eux, soit en rue, du jeudi soir au vendredi midi. Dinant est mise à sac : le 23 août 1914 et les jours qui suivent, 674 hommes, femmes et enfants sont exécutés par armes à feu en différents endroits de la ville. Deux tiers des habitations dinantaises sont la proie des flammes. La population civile, désarmée dès le 6 août, avait instamment été priée de ne pas s’impliquer dans le combat contre les envahisseurs. Louvain aussi : « Le 25 du même mois [août], les Allemands, tirant par erreur sur leurs propres troupes, se croient visés par des francs-tireurs cachés dans les maisons. Ils répliquent en prenant deux otages, en fusillant 248 personnes et en mettant le feu aux habitations. Rapidement, des incendies sont volontairement lancés dans la bibliothèque. Des milliers de livres, certains datant du Moyen Âge, sont détruits5. »
La presse britannique s’indigne, à raison, l’évêque de Namur sollicite et obtient le soutien du pape Benoit XV et les intellectuels allemands nient les faits dans le « Manifeste des 93 » évoqué ci‑dessus. L’historienne Nicoletta Gullace écrit cependant, avec recul, que : « les propagandistes britanniques désiraient passer aussi rapidement que possible d’une explication de la guerre par l’assassinat d’un archiduc autrichien et de sa femme par un nationaliste serbe à la question morale sans ambiguïté de l’invasion de la Belgique neutre6 ». La Triple Entente (France, Grande-Bretagne et Russie), martèle-t-on à l’époque, est en guerre pour venger le viol de la Belgique.
Einstein fonde, avec des intellectuels de gauche, l’association pacifiste Nouvelle patrie surveillée par la police, et interdite en février 1916.
Les pacifistes de l’époque n’y croient pas. La majorité des socialistes avait pourtant choisi de se dissoudre dans une union sacrée patriotique, d’un côté comme de l’autre, au mépris des résolutions adoptées précédemment, jusqu’en 1913. La fraction de gauche analyse la guerre comme un conflit impérialiste, et organise les conférences de Zimmerwald (1915) et de Kienthal (1916) pour coordonner ses actions, et leur donner de la cohérence. Georges Spriet et Claude Renard synthétisent clairement le point de vue des opposants à la guerre :
« Les impérialistes français voulaient reconquérir l’Alsace et la Lorraine, perdues lors de la guerre de 1870-1871. Mais ils voulaient également conquérir la Rhénanie, la soumettre et la piller, comme on le verra plus tard avec le traité de Versailles. De son côté, la Grande-Bretagne désirait en premier lieu consolider sa position de puissance mondiale régnant sur des millions d’Africains et d’Indiens. Il y avait naturellement aussi le conflit opposant l’Autriche-Hongrie et la Russie pour la maîtrise des Balkans, sans oublier l’ambition du tsar de reprendre Constantinople à l’Empire ottoman7 ».
Camille Huysmans, secrétaire du Bureau de l’Internationale socialiste en 1914 et futur premier ministre belge après la Seconde Guerre Mondiale, avait mis le Bureau en sommeil une fois la guerre déclarée, tout en tentant d’assurer une médiation entre socialistes des pays belligérants. Cette volonté se traduisit par la convocation de la Conférence pour la paix de Stockholm (1917), qui ne déboucha sur rien – ce qui n’empêcha pas les plus farouches des bellicistes belges de lui en faire virulemment le reproche par la suite.
Aujourd’hui, les Russes sont les violeurs de l’intégrité territoriale ukrainienne et du droit international, comme le Reich allemand l’était de l’intégrité belge. Indéniable, puisque les faits de guerre qui ont précédé l’invasion russe, de 2014 à 2022, perpétrés par l’Ukraine à l’encontre des populations du Donbass, ne relèvent pas du droit international, en tant qu’ils concernent des événements internes à l’Ukraine – politique intérieure musclée, les 14.000 morts recensés par l’ONU ne sont plus là pour protester. L’Ukraine de 2022 se compare à la Belgique de 1914. Faudra-t-il un recul équivalent à celui qui a permis à l’historienne Gullace, citée plus haut, de cadrer les souffrances du peuple belge dans une perspective qui les éclaire, pour que les collègues de Nicoletta Gullace nous livrent un travail comparable ?
L’analyse est pourtant d’ores et déjà mise sur rail. Par exemple, l’anthropologue Emmanuel Todd déclare « La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé » et s’en explique :
« le conflit, en passant d’une guerre territoriale limitée à un affrontement économique global entre l’ensemble de l’Occident, d’une part, et la Russie adossée à la Chine, d’autre part, est devenu une guerre mondiale. » Même si les violences militaires sont faibles par rapport à celles des guerres mondiales précédentes8 en s’appuyant sur un point de vue américain non-conformiste : « Je partage aujourd’hui l’analyse du géopoliticien ̏ réaliste ̋ américain John Mearsheimer. Ce dernier faisait le constat suivant : il nous disait que l’Ukraine, dont l’armée avait été prise en main par des militaires de l’Otan (américains, britanniques et polonais) depuis au moins 2014, était donc de facto membre de l’Otan, et que les Russes avaient annoncé qu’ils ne toléreraient jamais une Ukraine membre de l’Otan. Ces Russes font donc (ainsi que Poutine nous l’a dit la veille de l’attaque) une guerre, de leur point de vue, défensive et préventive. « […] Lorsque Mearsheimer dit que l’Ukraine était de facto membre de l’Otan, il ne va pas assez loin. L’Allemagne et la France étaient, elles, devenues des partenaires mineurs dans l’Otan et n’étaient pas au courant de ce qui se tramait en Ukraine sur le plan militaire9. On a critiqué la naïveté française et allemande, parce que nos gouvernements ne croyaient pas en la possibilité d’une invasion russe, certes, mais aussi parce qu’ils ne savaient pas qu’Américains, Britanniques et Polonais pouvaient permettre à l’Ukraine d’être en mesure de mener une guerre élargie. L’axe fondamental de l’Otan maintenant, c’est Washington-Londres-Varsovie-Kiev10. »
Nord Stream
On aurait tout à fait tort de traiter les considérations de Todd et de Mearsheimer, tout surplombantes qu’elles soient, pour des élucubrations d’habitués du café du commerce : elles sont étayées par des éléments factuels décisifs.
Les gazoducs Nord Stream 1 et 2 traversent la Baltique, et ont été endommagés et rendus inutilisables par une explosion, le 26 septembre 2022 (Nord Stream 2 n’était pas encore entré en fonctionnement). La Russie a rapidement été accusée d’être l’auteur ou le commanditaire du sabotage, sans que personne ne puisse expliquer pourquoi, contrairement à ses intérêts, elle aurait détruit une infrastructure capable de lui assurer d’importantes rentrées financières, par la vente de son gaz. S’il s’était agi de couper l’approvisionnement en gaz de l’Europe, il lui aurait suffi de fermer le robinet. On sait par ailleurs que les USA étaient fermement opposés à l’accord entre l’Allemagne et la Russie, accord qui a débouché sur la construction des gazoducs.
En 1922, Langevin invite Einstein à Paris pour y parler de relativité et rétablir ainsi des liens internationaux que la guerre avait brisés.
Le journaliste étatsunien Seymour Hersh a publié sur son blog les résultats d’une enquête approfondie sur cette opération. Seymour Hersh est un journaliste respecté; lauréat du prix Pulitzer, il a dénoncé de nombreux scandales, concernant notamment des activités illégales de la CIA, la prison d’Abou Grahib ou encore la guerre en Syrie. Il écrit entre autres :
« Le 7 février [2022], moins de trois semaines avant l’invasion apparemment inévitable de l’Ukraine par la Russie, Biden a rencontré dans son bureau de la Maison Blanche le chancelier allemand Olaf Scholz, qui, après quelques hésitations, était maintenant fermement rallié à l’équipe américaine. Lors du point de presse qui a suivi, M. Biden a déclaré de manière provocante : ̏ Si la Russie envahit l’Ukraine, il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin ̋. Vingt jours plus tôt, la sous-secrétaire Nuland avait délivré essentiellement le même message lors d’un point de presse du département d’État, avec une faible couverture médiatique. ̏ Je veux être très claire avec vous aujourd’hui ̋, a-t-elle déclaré en réponse à une question. ̏ Si la Russie envahit l’Ukraine, d’une manière ou d’une autre, Nord Stream 2 n’ira pas de l’avant ̋ . Plusieurs des personnes impliquées dans la planification de la mission du gazoduc ont été consternées par ce qu’elles considèrent comme des références indirectes à l’attaque11. »
Hersh est arrivé à la conclusion que l’opération avait été planifiée à la fin de 2021 et pendant les premiers mois de 2022, avec l’aide de la Norvège et les explosifs placés sur les gazoducs en juin 22, à l’occasion de manœuvres de l’OTAN (BALTOPS); leur explosion a été télécommandée quelques mois plus tard, afin d’éviter une trop grande proximité temporelle entre cette explosion et les manœuvres en Baltique. Le plus révélateur dans cette info, c’est la chronologie des événements : l’organisation du sabotage, acte de guerre authentique, est antérieure à l’invasion de l’Ukraine par les armées de Poutine. Et il révèle aussi la volonté des États-Unis de contrôler complètement l’approvisionnement en énergie de l’Europe.
Boris Johnson en boutefeu
On doit aussi relever la toxicité des interventions de Boris Johnson dès le début de la guerre. Des contacts entre diplomates russes et ukrainiens ont eu lieu dès le 28 février 2022, 4 jours après le début de l’invasion russe. Après plusieurs phases de discussions infructueuses, notamment à Antalya, en Turquie, un accord semblait se dessiner, dans l’esprit des accords de Minsk, fin mars, à Istanbul; Foreign Affairs a parlé d’un accord provisoire entre belligérants12. Vijay Prashad explique la suite :
« Avant que l’accord ne soit conclu, le Premier ministre britannique, Boris Johnson, est arrivé à Kiev le 9 avril. Un média ukrainien (Ukrainska Pravda) a rapporté que Johnson avait transmis deux messages au président ukrainien, Volodymyr Zelensky : d’abord, que le président russe, Vladimir Poutine, ̏ doit être mis sous pression et non pas être un partenaire de négociation ̋, et ensuite que, même si l’Ukraine signait des accords avec le Kremlin, l’Occident n’était pas prêt à faire de même. Selon Ukrainska Pravda, peu après la visite de Johnson, ̏ le processus de négociation bilatéral a été suspendu ̋.13 »
Biden a déclaré de manière provocante : « Si la Russie envahit l’Ukraine, il n’y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin ».
L’objectif était d’étendre la zone d’influence de l’OTAN et d’affaiblir la Russie, pas de négocier, comme l’ont confirmé le secrétaire d’État étasunien, Antony Blinken, et son collègue à la Défense, Lloyd Austin, lors d’une conférence de presse en Pologne. Les premiers britanniques affectionnent décidément les postures guerrières à frais limités, sans doute héritées de leur passé impérial révolu : Thatcher et les Malouines, Blair et l’Irak, Johnson et l’Ukraine, la collection de méfaits impressionne…
Emmanuel Todd a raison : l’affrontement est planétaire. Cette constatation n’oblitère évidemment pas Poutine de ses énormes responsabilités, pas plus qu’elle ne gomme le caractère violemment agressif du nationalisme russe, négateur de la nation ukrainienne. Pour autant, le parallèle avec Hitler et les intentions génocidaires affichées par le régime nazi ne se justifie pas. L’exception de 1939 n’a pas lieu d’être, et le cap est fixé depuis longtemps, par exemple dans cette lettre de Engels à Bebel du 22 décembre 1882, qui anticipait juillet 1914 :
« Je tiendrais une guerre européenne pour un malheur; ce serait cette fois terriblement sérieux; le chauvinisme serait déchaîné pour des années, car chaque peuple lutterait pour son existence. Tout le travail des révolutionnaires en Russie qui sont à la veille d’une victoire serait vain, anéanti, notre parti en Allemagne serait, dans l’immédiat, submergé par le flot du chauvinisme et détruit; il en serait tout à fait de même pour la France. »
On n’en est malheureusement plus là, la guerre est engagée, et l’impératif premier, c’est d’y mettre fin. La surenchère dans le nationalisme ukrainien dont font preuve certains de nos responsables politiques est aussi ridicule que toxique, comme à Woluwe où l’école de musique a répudié son ancien nom, Tchaikovsky – horreur, un Russe ! – pour devenir BRIMA (Brussels International Music Academy), titre plus élégant et plus moderne. L’exact contraire de ce que faisaient Einstein et Langevin dans les années 20, en renouant des liens internationaux.
Hersh est arrivé à la conclusion que la destruction du gazoduc Nordstream avait été planifiée à la fin de 2021 et pendant les premiers mois de 2022.
Pierre Galand tient le bon bout dans son appel à une grande mobilisation pour la paix14 : « Ce qui me semble le plus tragique en ces circonstances, c’est d’être confronté à une classe politique incapable de prendre acte des risques pour la paix mondiale et de n’y répondre que par l’accélération insensée des budgets militaires menant à la guerre et à la terreur. Il y a urgence. Les citoyens, les mouvements sociaux, les syndicats doivent se mobiliser pour faire comprendre aux responsables politiques l’urgence de secourir et d’accueillir toutes les victimes de ces conflits et désastres environnementaux. » Le mouvement pour la paix est plus indispensable que jamais !
Footnotes
- Albert Einstein, Comment je vois le Monde, Paris, éd. Flammarion, 1934, p. 8.
- Voir André Langevin, Paul Langevin, mon père, Paris, Les éditeurs Français Réunis, 1971, p. 77.
- André Langevin, op. cit., pp.82-83.
- Ibid., p. 89.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Incendie_de_la_biblioth%C3%A8que_de_l%27universit%C3%A9_catholique_de_Louvain_en_1914#R%C3%A9f%C3%A9rences
- Nicoletta Gullace, The Blood of Our Sons : Men, Women, and the Renegotiation of British Citizenship during the Great War,Palgrave Macmillan, 2002.
- Georges Spriet et Claude Renard, « Octobre 1917 et le mouvement ouvrier belge », Lava 3, 22 décembre 2017.
- En effet : en une nuit, celle du 13 au 14 février 1945, la ville de Dresde a encaissé 7000 tonnes de bombes incendiaires, la laissant en cendres, et 35 000 personnes y ont perdu la vie. Il n’y a pas qu’Hiroshima et Nagasaki. Voir Christian Guyard, « 14 février 1945 : Dresde réduite en cendres », hérodote, 1 mai 2019.
- Pour preuve, le fait que les accords de Minsk, dont le respect aurait pu éviter la guerre, et qui font aujourd’hui l’objet d’un bashing systématique de la part des jusqu’au-boutistes, ont été négociés sous les auspices de la France et de l’Allemagne.
- Emmanuel Todd, Entretien avec Alexandre Devecchio, « La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé », Le Soir, samedi 21 et dimanche 22 janvier 2023, pp. 4-5.
- Voir l’article complet de Seymour Hersh sur le site d’Investigaction.
- Fiona Hill et Angela Stent, « The World Putin Wants », Foreign Affairs, 25 aôut 2022. “According to multiple former senior U.S. officials we spoke with, in April 2022, Russian and Ukrainian negotiators appeared to have tentatively agreed on the outlines of a negotiated interim settlement: Russia would withdraw to its position on February 23, when it controlled part of the Donbas region and all of Crimea, and in exchange, Ukraine would promise not to seek NATO membership and instead receive security guarantees from a number of countries.”
- Vijay Prashad, « L’Occident doit cesser de bloquer les négociations entre l’Ukraine et la Russie », Lava, 17 novembre 2022.
- Pierre Galand, Stop War, Entre les lignes, 29 avril 2022.