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Construite entre deux mondes

Christian Kaserer

—4 août 2025

Dans leurs récits de voyage en URSS, Joseph Roth et Stefan Zweig ont transposé leurs impressions de l’architecture soviétique dans la littérature, afin de représenter les changements de rapports de classe.

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Lorsqu’on parle aujourd’hui de Stefan Zweig ou de Joseph Roth, on pense inévitablement en premier lieu à deux auteurs autrichiens et à leurs textes les plus célèbres, comme « Le Joueur d’Échecs » ou « La Marche de Radetzky », qui s’inscrivaient avant tout dans un certain réalisme et étaient très éloignés des expérimentations linguistiques de la modernité littéraire de leur époque. Zweig et Roth ont grandi dans l’empire des Habsbourg, dans des familles bourgeoises juives. Alors que Zweig, le plus âgé, né en 1881 dans un milieu bien plus riche, a absorbé à Vienne les aspects cosmopolites de la monarchie danubienne dès son plus âge et s’est développé en un citoyen du monde convaincu, c’est seulement avec ses études à Lviv et à Vienne que Roth, né en 1894 à la périphérie orientale de l’Empire, dans l’actuelle Ukraine, a appris à connaître les avantages que l’Empire avait à offrir . Des visites dans les cafés viennois, des voyages plus ou moins longs et des échanges intellectuels intenses en faisaient partie. Il n’est donc pas étonnant que la chute de l’Empire des Habsbourg ait constitué un tournant pour eux. Si on lit les grands textes épiques des deux auteurs écrits après 1918, on remarque une certaine mélancolie. Le roman « La marche de Radetzky » de Roth, déjà mentionné, ou « Le monde d’hier » de Zweig sont des témoignages monumentaux de cette nostalgie de la sécurité de la fin de l’Empire autrichien, exprimée avec des nuances de distance critique.

Journalistes en URSS

À première vue, il peut sembler surprenant que ces deux auteurs justement aient voyagé en Union soviétique dans les années 1920 et qu’ils aient rédigé des textes des plus favorables sur le pays. Joseph Roth a visité l’Union soviétique dans le cadre de voyages journalistiques pour les journaux Neue Berliner Zeitung et Frankfurter Zeitung et a rédigé en tout 18 reportages plus ou moins longs. Entre la fin de l’année 1926 et le début de l’année 1927, Roth a passé quatre mois dans la jeune Union, ce qui lui a permis de s’en faire une idée complète, tant des régions urbaines que rurales. Ses articles en feuilletons racontent les contradictions d’un pays dont les métropoles, Leningrad et Moscou, étaient en partie marquées par un faste énorme – Roth a lui-même passé la nuit dans le luxueux Grand Hôtel – et dont les régions rurales manquaient souvent même du strict nécessaire. Un héritage, certes, de l’époque tsariste.

Christian Kaserer est journaliste.

À la même époque, Walter Benjamin séjourna également à Moscou et y consacra l’un de ses célèbres « Tableaux de villes », qui n’est pas sans rappeler les impressions de Roth – nous y reviendrons -, bien que beaucoup plus condensé et littéraire. Stefan Zweig, quant à lui, s’était rendu à Moscou en tant qu’invité d’honneur à la célébration de Tolstoï organisée par le pouvoir soviétique. Zweig a passé en septembre 1928 deux semaines en URSS . Il s’est non seulement rendu à Moscou, où il a rencontré pour la première fois en chair et en os le célèbre auteur Maxime Gorki, avec qui Zweig entretenait une relation épistolaire, mais il s’est également rendu à Leningrad et à Iasnaïa Poliana, le lieu de naissance de Tolstoï. Zweig a consigné les impressions obtenues dans plusieurs essais publiés en octobre et novembre 1928 dans la Neue Freie Presse. Les deux auteurs – malgré leur socialisation plutôt conservatrice sous l’Empire – avaient tendance à être favorables au projet soviétique.

Roth se qualifiait lui-même de socialiste et écrivait à l’époque pour des journaux résolument de gauche comme le journal social-démocrate Arbeiter-Zeitung. De plus, dans la période de l’entre-deux-guerres, marquée par une insécurité économique flagrante, nombreux étaient ceux qui regardaient la Russie soviétique avec insistance. Il s’agissait pour les uns, bien sûr, de pouvoir critiquer et discréditer la construction socialiste. Alors que beaucoup d’autres, au milieu des luttes de classe des démocraties bourgeoises d’Europe, voyaient dans l’Union soviétique une étoile brillante, voyaient comment pourrait naître un monde nouveau et meilleur sans exploitation humaine. Les textes de Roth et de Zweig ne sont donc pas des exceptions, mais s’inscrivent dans un phénomène que le sociologue et spécialiste de la littérature Thomas Möbius a qualifié avec justesse de « tourisme révolutionnaire et utopique ».

Les reportages sur l’Est rouge de l’Europe remplissaient plus souvent que l’on ne s’y attendrait aujourd’hui les rubriques des presses tant socialistes que libérales, et l’Union soviétique jouait même un rôle dans les campagnes électorales. On peut citer comme exemple la dernière campagne électorale libre du conseil municipal de Vienne en 1932, où tant les sociaux-démocrates que les communistes ont cité les chantiers moscovites dans leurs brochures de propagande – avec, il est vrai, des opinions opposées à leur sujet. Ce qui est particulier dans les récits de Roth et de Zweig, malgré l’abondance de tels textes, c’est leur aspect littéraire. Ils ne se contentaient pas d’écrire le récit de ce qu’ils vivaient, mais utilisaient par exemple – tout comme Walter Benjamin – la description d’éléments architecturaux pour transmettre des aspects de la lutte des classes sous forme littéraire.

Pour Roth et Zweig, le voyage à travers l’Union soviétique a commencé à la ville frontière de Niegoreloje. Située aujourd’hui en Biélorussie, la ville a fait fonction de ville frontière soviétique de 1921 à 1939, grâce à sa gare construite à la fin XIXe siècle. Tous deux ont raconté qu’avec le contrôle de leurs bagages commençait là – dans une petite maison en bois insignifiante – un tout nouveau monde, mais que peu de choses en témoignaient, du moins sur le plan architectural et humain. Zweig a mis en avant les images de Marx, Engels et Lénine, tandis que Roth a souligné que le contrôle des voyageurs était particulièrement minutieux, car, évidemment, ce n’étaient pas des étrangers qu’on recevait, mais des ennemis de classe. « Le douanier prolétarien », écrivait Roth, « contrôle certes des citoyens d’États neutres et même amis, mais des hommes d’une classe ennemie ». Zweig et Roth ont traversé la frontière de nuit et ont décrit à plusieurs reprises, pendant leurs voyages en train, les étendues presque infinies de la Russie, qui exigeaient une nouvelle perception du temps, non seulement en raison des bouleversements sociaux, mais aussi à cause des distances incommensurables.

Le grand chantier de Moscou

Le Moscou de l’entre-deux-guerres était une ville en perpétuel changement. Après la révolution, une foule immense a afflué dans la capitale, on a partout démoli, reconstruit, transformé et modernisé. Les données statistiques officielles de l’Union soviétique indiquent que la population de Moscou serait passée de 1,6 million d’habitants en 1912 à 2,8 millions en 1931. Il n’existait cependant pas de plan architectural unique ou de modèle cohérent, mais plutôt une coexistence éclectique d’approches et d’écoles les plus diverses. Nikolai Miljutin, dont l’ouvrage « Sozgorod et la planification des villes socialistes », paru en 1930, est un best-seller de la théorie architecturale qui a acquis une grande notoriété en Occident, compte parmi les créateurs d’idées les plus influents de cette époque, du moins en ce qui concerne son impact en dehors de la Russie. La similitude des approches de Milioutine avec celles du Bauhaus, notamment sous la direction de son deuxième directeur Hannes Meyer, est indéniable. L’habitat devait être collectivisé et conçu selon des principes scientifiques. Mais il aurait été vain de chercher de telles idées, qui ont acquis une certaine notoriété à l’Ouest et que Roth et Zweig connaissaient probablement aussi, dans le Moscou de l’entre-deux-guerres. Les villes planifiées du Caucase, telles que celles décrites avec un certain humour par Oskar Maria Graf dans les années 1930, avaient pour but de réaliser des ébauches de ces idées, mais la capitale a été épargnée.

Pour Joseph Roth, Moscou se caractérisait par la coexistence de l’ancien et du nouveau, l’ancien étant terrassé à coups de bottes de sept lieues, mais le nouveau semblant encore incertain. « Le monde d’aujourd’hui c’était : des lattes de bois, des croix brisées, des maisons éventrées, des barbelés devant les jardins, de nouveaux échafaudages devant des constructions à moitié terminées, d’anciens monuments détruits par l’indignation, des nouveaux construits par des mains trop hâtives, des temples transformés en clubs, pas encore de club pour remplacer un temple, des conventions brisées et une nouvelle forme en lente gestation. Certaines choses sont trop neuves, flambant neuves, trop nouvelles pour devenir si anciennes, elles portent sur leur front la marque de l’Amérique – de l’Amérique dont la technique est le but provisoire des nouveaux bâtisseurs russes. »

Roth a utilisé l’architecture pour montrer l’opposition entre l’ancienne Russie tsariste et la Russie moderne bolchevique. Il est intéressant de noter que tous les éléments de l’ancien empire tsariste qui ont été dépassés ont déjà trouvé un substitut moderne. Ce qui fait défaut aux substituts modernes, selon la critique de Roth, est toutefois la base que constituerait un substrat culturel développé par l’histoire. Le nouveau monde qui émerge serait un provisoire auquel il ne reste, en l’absence de base historique, que le fétichisme de la technique et du progrès. Ces développements mimétiques, inspirés des États-Unis, ne pouvaient toutefois être pour lui – nota bene – que « l’objectif provisoire ». Dans ses descriptions, Joseph Roth critiquait la spontanéité des développements révolutionnaires, les qualifiant implicitement de non élaborés. Le socialisme qu’il a vécu manque de nouvelles pratiques sociales, dont le substitut est la croissance de la technologie.

Mais la critique de Roth ne s’arrêtait pas là pour autant : « Pourtant, je trouve que la rue russe est grise. La masse qui la peuple est grise. Elle dévore le rouge des foulards, des drapeaux, des insignes… ». Roth met en scène la foule comme contrepoint aux symboles de la révolution et de la propagande. Comme les foules dominaient les rues de Moscou, les rues devenaient grises, elles aussi. Il y avait certes une animation apparente, mais l’éclat de la révolution avait disparu, il y régnait pauvreté et morosité. La masse en tant que sujet révolutionnaire aurait disparu et avec elle la ferveur, l’effervescence colorée de la révolution. Ce qui persistait dans la besogne du lendemain de la révolution, c’était – du moins du point de vue architectural – l’élan vers l’Amérique, vers une modernité oublieuse de l’histoire.

Un fourmillement de vie

Stefan Zweig s’est lui aussi penché sur les foules dans ses descriptions de Moscou, mais il est parvenu à une appréciation totalement opposée. « Partout, bousculade et tourbillon, vie débordante, violente, véhémente : trop de gens se sont déversés soudain dans la nouvelle capitale »
La masse humaine avait pour lui une connotation positive – elle était colorée, carrément insistante et porteuse de vie. Pour lui, la rue elle-même était grise : « Cependant, malgré cette magnifique vitalité, quelque chose dans cette rue ne donne pas pleinement l’impression de vie. Quelque chose de sombre, de gris, d’ombrageux s’y mêle, et cette ombre vient des maisons. Elles surplombent en quelque sorte, vieilles et décrépies, cette agitation fantastique déroutante. »

Nous trouvons ici deux visions de la révolution qui ne pourraient pas être plus divergentes. Roth s’est distingué comme un sceptique, un conservateur de l’ancien, que les changements rapides mettaient mal à l’aise et qui utilisait non seulement l’architecture stylistiquement contradictoire, à mi-chemin entre deux mondes, pour articuler le scepticisme, mais aussi pour mettre en scène les hommes eux-mêmes de manière quasi architecturale, afin d’exprimer une atmosphère de pathos révolutionnaire éteint. Zweig, quant à lui, ne voyait pas la contradiction de cette époque dans la coexistence de l’ancienne et de la nouvelle architecture. Pour lui, les bâtiments de Moscou, qu’il a contemplés comme Roth dès le début de sa visite lors de sa première promenade, représentaient l’ancien monde tsariste. Pour Zweig, la nouveauté, le côté révolutionnaire, manquait encore à  l’architecture. Pour lui, ce n’étaient pas les bâtiments qui avaient porté la révolution, mais les hommes, qui formaient un contraste vivant avec l’architecture figée d’une autre époque.

Naturellement, les deux auteurs ne se sont pas contentés de flâner dans les rues de Moscou et de décrire ce qu’ils avaient observé. Stefan Zweig était attiré par les musées et les théâtres de Moscou : « Ils sont sans cesse inondés de visiteurs, soldats, paysans, femmes du peuple qui, il y a une dizaine d’années, ne savaient pas ce qu’était un musée, tous parcourent maintenant les salles d’exposition en larges troupes dévotes… », écrivait Zweig. Le phénomène de la masse se rencontre désormais aussi dans les musées. À première vue, c’est une contradiction, car les musées sont rarement « envahis » par des foules. Mais en associant la foule au musée, lieu plutôt réservé à la bourgeoisie avant la révolution, c’est une nouvelle pratique d’appropriation de l’espace qui s’exprimait ici. La révolution politique s’est poursuivie, pour ainsi dire, sous la forme d’une révolution culturelle prolétarienne.

Les œuvres d’art, autrefois expression d’un « monde supérieur […)] appartiennent (désormais) aux masses », et le musée est devenu un lieu « inondé » par ces mêmes masses, semblables à une force de la nature. Dans ce contexte, il convient également de mentionner ce que Zweig a dit à propos de la quantité de musées à Moscou : « On a vidé d’un coup les palais, les innombrables couvents, les appartements privés, et on a transformé les plus riches d’entre eux en musées, de sorte que leur nombre a au moins triplé, mais probablement décuplé. » Stefan Zweig a ici mis en évidence ici une appropriation de l’espace plus générale et tout à fait fondamentale par le prolétariat. Les anciens palais, monastères et appartements privés, tous propriétés privées et signes représentatifs d’une classe bourgeoise, cléricale et aristocratique, ont été « communalisés », c’est-à-dire confisqués à leurs propriétaires.

Les palais, les monastères et les habitations privées étaient à l’origine des lieux clairement séparés du monde extérieur par des clôtures ou des murs, non accessibles au public. Dans le nouvel ordre social, ils ont toutefois perdu leur fonction initiale et sont devenus des musées, qui n’étaient plus des institutions purement bourgeoises, mais des lieux du prolétariat et du collectif.

Le nivellement des rapports de classe qui se manifestaient autrefois dans l’architecture a également été décrit ailleurs. C’est ainsi que Stefan Zweig a décrit une visite au théâtre : « La différence entre le parterre, les loges et la galerie la plus haute est totalement abolie, ici et là des ouvriers, des femmes, des étrangers, des soldats et les maigres restes de l’ex-bourgeoisie, le tout incolore et complètement mélangé. […] Certes, l’espace destiné au public est dans l’ombre de l’indifférence et de la quotidienneté, il semble non festif, simplement comme un espace humain densément rempli, mais c’est justement pour cela qu’il faut imaginer combien le contraste devient alors net, déroutant, enchanteur, quand apparaît alors derrière la rampe la magie doublement efficace […] ».

Les différences de classe peuvent être particulièrement bien représentées architecturalement par le théâtre. Alors que les loges séparées sont réservées aux personnes les plus aisées financièrement et donc socialement, les places debout dans les derniers rangs sont encore les plus abordables et attirent donc un public plus pauvre. Un fossé s’est creusé entre le haut et le bas, l’arrière et l’avant. Mais dans le Moscou de 1928, la masse avait pris possession du théâtre et les différences avaient disparu. Le théâtre était fréquenté pour les pièces présentées, et non plus pour des raisons de prestige social. On ne flânait plus au théâtre pour s’exhiber, on le fréquentait pour s’instruire.

Le sacré mis en scène

Dans les textes de voyage, on ne pouvait pas ignorer la fonction de propagande de l’architecture. Elle impressionnait les voyageurs par sa grâce cléricale ou par sa taille vertigineuse, son utilisation prodigue de l’espace, ce qui en faisait aussi une expression de puissance. Pour illustrer de manière particulièrement claire la fonction de propagande de l’architecture, Stefan Zweig s’est référé au mausolée de Lénine ainsi qu’à un ancien sanctuaire orthodoxe. Il intitule déjà le paragraphe sur le mausolée « L’ancien et le nouveau sanctuaire ». Zweig montrait ainsi l’opposition entre l’ancien pouvoir, ecclésiastique, et le nouveau, bolchevique : « Quarante pas les séparent, l’ancien et le nouveau sanctuaire de Moscou, l’image sainte de la Vierge ibérique et le tombeau de Lénine. La vieille image sainte noircie par la fumée se tient insouciante,  depuis d’innombrables années, dans une petite chapelle entre les deux passages de la porte qui mène à la place Rouge. Des foules innombrables venaient autrefois ici en pèlerinage […]. Maintenant se trouve à côté l’inscription de mise en garde du nouveau gouvernement: « La religion est l’opium du peuple. »
Mais c’est pour cela que l’ancien sanctuaire populaire est resté intact, que l’accès est autorisé à tous et que l’on voit toujours quelques vieilles femmes agenouillées sur les pierres ou étendues en prière ».

La description que fait Zweig du sanctuaire orthodoxe de la « Vierge ibérique » s’est concentrée sur la mise en évidence de son ancienneté. Sa description exprimait l’immobilité et la perte de l’éclat, quand on pense à quel point les icônes orthodoxes sont en fait colorées. Mais ici, l’image sainte était déjà « noircie par la fumée » et sa polychromie d’origine n’était plus guère reconnaissable. Le sanctuaire orthodoxe était accompagné d’une expression de pouvoir du nouveau gouvernement, la « mise en garde » selon laquelle la religion est « l’opium du peuple ». Joseph Roth a également signalé cette inscription et a ajouté que « la moquerie (est) sans doute l’arme la plus redoutable que l’État utilise contre l’Église. » Il n’y a donc pas eu d’iconoclasme. Il est frappant de constater que l’ancien sanctuaire n’était pas seulement flanqué d’une inscription d’avertissement, mais également du nouveau sanctuaire.

Deux sanctuaires, l’un ancien et l’autre nouveau, situés à proximité immédiate l’un de l’autre sur la Place Rouge, que Zweig qualifiait de « cœur de la Russie ». Le lieu choisi pour le mausolée de Lénine était bien choisi à des fins de propagande et d’ostentation. Chez Zweig, la description du mausolée de Lénine est en totale opposition avec sa description de l’ancien sanctuaire : « … (La) masse réelle se rend en pèlerinage au sanctuaire nouvellement érigé, le tombeau de Lénine. En six ou sept files sinueuses, les gens sont alignés, […] tout un peuple, venu de l’infini monde russe, qui veut voir une dernière fois son chef, abattu par le destin, dans l’apparence artificielle de la vie. Ils sont là, patiemment, des centaines, des milliers, alignés devant le bâtiment moderne, un peu comme une boîte, très simple et symétrique, en bois rouge du Caucase, lui-même totalement dépourvu de décorations, juste marqué des cinq lettres LENIN. Et on sent qu’ici s’exerce la même piété du même peuple fanatique de la foi qui se prosterne là-bas devant l’image de la Vierge, sauf qu’une main habile l’a détournée d’un coup énergique du religieux vers le social, vers la vénération du chef au lieu du culte des saints. »

Ce sont des gens de toutes les couches sociales qui visitent le mausolée de Lénine, Zweig utilisant le mot « pèlerinage » pour souligner la façon dont ce bâtiment nouvellement construit a remplacé les anciennes églises. Nous nous souvenons à cet égard de Joseph Roth, qui critiquait précisément Moscou sur ce point. Zweig n’a pas du tout trouvé cela critiquable, mais a plutôt fait preuve de compréhension lorsqu’il a mentionné la manière dont les besoins d’un peuple très croyant ont été pris en compte ici. Le mausolée de Lénine était un « sanctuaire nouvellement érigé », un lieu de pèlerinage pour la majeure partie de la population. Mais sur le plan architectural, sa décoration était totalement opposée à celle des églises orthodoxes. Si ces dernières regorgent de faste, d’icônes et de bougies, le mausolée de Lénine n’était encore qu’une simple construction en bois à l’époque de la visite de Zweig. Dans la description de l’aménagement intérieur du mausolée, Zweig décrivait comment il fallait « descendre » jusqu’au cercueil et comment Lénine y devenait le centre d’une mise en scène « éclairée ». Ce ne sont plus des icônes, ni de l’or et du faste qui étaient au centre du nouveau sanctuaire, mais Lénine lui-même, maintenu dans un état semblant plus vrai que nature à l’aide des techniques les plus modernes et illuminé par une lumière artificielle. Le bolchevisme a peu à peu remplacé le christianisme.

Pour Joseph Roth et Stefan Zweig, il s’agissait d’impressions durables d’un monde qu’ils ne connaissaient jusqu’alors que par ouï-dire. Si Zweig était d’autant plus enthousiaste à l’égard de l’Union soviétique après ce voyage, l’ambivalence initiale de Roth se transforma en une tendance au rejet. Pour ce dernier, le pouvoir soviétique ne pouvait pas être durable, faute de structures et de pratiques sociales développées de manière organique. Elle était, comme l’Amérique à ses yeux, vouée à la destruction. Stefan Zweig, quant à lui, considérait que les besoins du peuple russe, issus du christianisme orthodoxe, étaient abolis par le pouvoir soviétique et que la masse des gens était le porteur et le gardien actif et vivant de la révolution. Les deux écrivains, en raison de leur disparition prématurée, ne verront jamais les développements des années et décennies ultérieures.

Traduction de Christian Kaserer, « UNION SOVIÉTIQUE Construite entre deux mondes », Junge Welt, 24 avril 2025