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« Capitalisme de la fête » autour de la tour Eiffel

Jacques R. Pauwels

—30 septembre 2024

Après un siècle de révolutions, Paris se révéla comme une métropole bourgeoise. Pourtant l’ordre bourgeois ne put jamais complètement s’imposer au XXe siècle. Le président Macron profita des Jeux olympiques pour réaffirmer cet embourgeoisement historique.

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La Tour Eiffel fut sans conteste la pièce maîtresse et la grande star des Jeux olympiques de Paris. Cela se comprend, car le chef-d’œuvre de Gustave Eiffel est depuis longtemps l’emblème de la ville. Mais la tour est aussi le symbole de la richesse et du pouvoir de la bourgeoisie, de la « classe capitaliste », incarnée par le président Emmanuel Macron, ancien banquier. Un patriciat qui comprend les dames et messieurs du Comité international olympique. Un peu d’histoire peut nous aider à comprendre cela.

La colonne d’acier d’Eiffel fut érigée en 1889 pour célébrer le centenaire du déclenchement de la « Grande Révolution » française de 1789, mais aussi pour effacer le souvenir de révolutions moins « grandes » mais plus récentes et particulièrement traumatisantes, à savoir celle de 1848 et plus encore celle de 1871, dite Commune de Paris. Toutes ces révolutions furent des éruptions d’une lutte des classes complexe qui se résumait essentiellement à un conflit entre riches et pauvres : d’une part le « menu » ou « petit » peuple. Ces personnes forment ce que les Grecs appelaient le « dème », un terme que l’on retrouve dans le mot démocratie, « le pouvoir des petites gens et pour les petites gens », pour les personnes qui pouvaient attendre des changements révolutionnaires une amélioration de leur sort généralement très misérable, par exemple sous la forme d’une baisse du prix du pain. Et d’autre part, « ceux d’en haut », les « grands », la noblesse et la (grande) bourgeoisie, les personnes fortunées qui étaient tout à fait satisfaites de l’ordre socio-économique existant. Pour elles, « tout [était] pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » et elles n’appréciaient pas l’idée de changements révolutionnaires. Les révolutions que la France connut en 1789, 1830, 1848 et 1871, qui, sans être exclusivement cantonnées à la ville, furent majoritairement parisiennes, furent avant tout l’œuvre des « petites gens » et, en particulier, du « petit peuple » de la capitale.

Ceux d’en bas déroyalisent Paris

Il ne faut pas sous-estimer les acquis démocratiques de ces révolutions, car c’est lors de la révolution de 1848, par exemple, que le suffrage universel fut instauré et que l’esclavage fut définitivement aboli. Cependant, ce sont plutôt les bourgeois qui réussirent à « diriger » les révolutions et à réaliser ainsi les objectifs politiques libéraux et socio-économiques capitalistes de leur classe. Cela se fit, bien sûr, au détriment de la noblesse et de l’Église, mais surtout de ceux d’en bas, dont les tentatives d’introduire de profondes réformes démocratiques furent déjouées et dont l’expérience d’établissement d’une société socialiste, à savoir la Commune de Paris, fut étouffée dans le sang. La bourgeoisie devint ainsi maîtresse de la France, et donc de Paris, théâtre par excellence des drames révolutionnaires de 1789 à 1871.

La Tour Eiffel célébrait le 100e anniversaire de la « Grande Révolution » française de 1789, mais elle devait aussi effacer le souvenir des révolutions de 1848 et de 1871, dite Commune de Paris.

Avant la Grande Révolution de 1789, Paris était une « ville royale » qui respirait la puissance et la gloire de l’ancien ordre féodal dont le roi était l’égérie. D’innombrables bâtiments grandioses, places et statues appartenaient aux classes privilégiées de l’Ancien Régime, la noblesse et le haut clergé. Et, bien sûr, au monarque, qui choisit toutefois de résider dans un château à Versailles. C’est-à-dire à la campagne, loin de la métropole bondée et malodorante. La manifestation architecturale de cette « royauté » de Paris – et sa plus grande attraction touristique – était alors le Pont Neuf, le tout premier pont de pierre sur la Seine, « offert » à la ville par le roi Henri IV vers 1600. La puissance de l’Église, intimement liée à la monarchie, se reflétait dans la multiplicité des lieux de culte et des monastères, qui donnaient à Paris des allures de « nouvelle Jérusalem » catholique.

La noblesse préférait résider dans l’ouest de Paris, dans de beaux et grands hôtels du quartier Saint-Germain et le long de la rue du Faubourg Saint-Honoré, qui menait parallèlement à l’avenue dite des Champs Élysées au village du Roule, situé sur le relief où s’élèverait plus tard l’Arc de Triomphe. Auparavant, ces gens chics résidaient principalement dans le Marais, un quartier du centre de Paris, situé près de la Bastille autour d’une « place royale » aujourd’hui appelée Place des Vosges. Cependant, la plupart de leurs hôtels furent repris par des membres fortunés de la bourgeoisie « émergente », dont certains étaient parvenus à acquérir des titres de noblesse. Mais la bourgeoisie était également présente dans d’autres beaux quartiers du centre de Paris, comme la rue de la Chaussée d’Antin et ses petites rues adjacentes, dont la rue de la Victoire où vivront un temps le jeune Napoléon et son épouse Joséphine.

Les « petites gens » s’entassaient dans les îlots insalubres du centre historique de la ville, d’aspect encore médiéval, avec ses rues étroites, tortueuses et malodorantes, ainsi que dans les quartiers et faubourgs de l’est de Paris, en particulier le faubourg Saint-Antoine, situé juste au-delà de la Bastille et des remparts médiévaux démolis, une ceinture défensive dont la Bastille faisait partie à l’origine. Les faubouriens de Saint-Antoine se soulevèrent en 1789, puis en 1830 et en 1848, sous la forme de l’avant-garde qui fit le gros du travail révolutionnaire, par exemple en prenant la Bastille ce fameux 14 juillet 1789, ou en attaquant le palais des Tuileries le 10 août 1792 et en en chassant le roi.

Jacques R. Pauwels, auteur de « Hoe Parijs de revolutie maakte en de revolutie Parijs » (Comment Paris a fait la révolution et la révolution a fait Paris, NdlT)
(EPO, Berchem, 2024)

D’une certaine manière, les révolutions françaises se résument à des tentatives du « petit peuple » de conquérir Paris afin de « déroyaliser » la « ville royale ». Ce n’est pas par hasard qu’en 1793, lors de la « Grande Révolution », le roi en personne fut exécuté au milieu de la plus royale des places de la capitale, la place Louis XV, aujourd’hui connue sous le nom de place de la Concorde. D’autres places perdirent leur nom royal et leurs statues, et les symboles royaux tels que le lys furent remplacés par des attributs républicains comme le drapeau tricolore et la devise « liberté, égalité, fraternité ». La « déroyalisation » de Paris impliquait inévitablement une « sécularisation » au cours de laquelle d’innombrables monastères et églises furent fermés et démolis, ou transformés, au profit de la plèbe, en hôpitaux, en écoles ou en entrepôts pour de grands stocks de farine, de vin et d’autres denrées alimentaires essentielles, afin d’éviter que leurs prix ne montent en flèche en cas de mauvaises récoltes.

La fin de l’ère des révolutions

La capitale française semblait destinée à devenir une ville du et pour le « petit peuple », la plèbe, ou le dème. Une ville plébéienne et littéralement démocratique. Cependant, cela n’était pas au goût de la bourgeoisie riche qui soutenait les mouvements révolutionnaires tant qu’ils étaient dirigés contre l’ordre établi féodal, mais qui se sentait menacée et devenait réactionnaire lorsque les révolutionnaires parisiens commençaient à poursuivre des objectifs radicaux qui allaient à l’encontre de ses pensées « libérales » et de ses intérêts capitalistes. Cette menace se manifesta en 1792, 1848 et 1871, mais à chaque fois, la bourgeoisie réussit à étouffer ces radicalisations, empêchant ainsi dans un bain de sang les projets d’un Paris plébéien et « embourgeoisant » plutôt la ville.

La « déroyalisation » de Paris impliqua également une « sécularisation » au cours de laquelle de nombreux monastères et églises furent fermés ou convertis en hôpitaux, en écoles ou en entrepôts.

Cet embourgeoisement de l’ancienne « ville royale » commença à grande échelle sous Napoléon, qui fut porté au pouvoir par la bourgeoisie et qui défendit avec zèle les intérêts de cette classe. Le Corse, issu d’une famille que l’on peut classer à la fois dans la petite noblesse et dans la grande bourgeoisie, contribua largement à ce que l’ouest parisien, qui était avant la Révolution largement l’habitat d’une élite de haute naissance, la noblesse, puisse être colonisé par une élite à hauts revenus, la (grande) bourgeoisie. Pour ce faire, on construisit de larges avenues inspirées des Champs-Élysées déjà existants et le long desquelles des personnes fortunées pouvaient ériger des demeures de prestige pour y habiter elles-mêmes, les vendre ou les louer à des prix élevés. Ces avenues convergeaient vers une vaste place, la place de l’Étoile, dont l’appellation courante rappelle sa forme. L’ouest parisien devint alors le domaine exclusif des riches, des gens de bien, de la classe possédante.

Après Napoléon et la « Restauration » de 1815-1830, éphémère retour de la monarchie des Bourbons, de la noblesse et de l’Église, l’embourgeoisement de Paris reprend sous le règne du roi orléaniste Louis-Philippe, que l’on surnomme, non sans raison, le « roi bourgeois ». Des progrès spectaculaires suivirent lors du règne d’un neveu de Napoléon, Napoléon III, au milieu du XIXe siècle. Sous l’égide du préfet du département de la Seine, Georges-Eugène Haussmann, dit « Baron Haussmann », furent alors érigés des boulevards, de vastes places et parcs, et de grands monuments qui firent du vieux Paris une métropole moderne. Mais cette « haussmannisation » de la ville avait aussi une dimension contre-révolutionnaire. Tout d’abord, les (ou la plupart des) îlots insalubres, et avec eux leurs habitants plébéiens, quittèrent le centre de Paris pour faire place à de belles mais coûteuses constructions, des immeubles de rapport, tels que des magasins, des restaurants, des bureaux et de beaux appartements. Ces projets profitèrent aux citoyens riches, mais surtout aux grandes banques qui firent leur apparition à l’époque. Cela est par exemple le cas du Crédit Lyonnais, de la Société Générale et de la Banque Rothschild, qui fut l’employeur de l’actuel président de la République française, Emmanuel Macron, de 2008 à 2012. Pas moins de 350 000 pauvres furent ainsi chassés des centres-villes.

Les gens de bien, les « gens qui possèdent des biens », s’installèrent dans le centre historique de la ville, et les gens de rien, les « gens qui n’ont pas de biens », durent en sortir. Ils furent poussés vers l’est, vers le Faubourg Saint-Antoine et d’autres banlieues de la ville, vers le « Paris de la pauvreté », une planète très différente du « Paris du luxe » à l’ouest. C’est à partir de cet est populaire que la plèbe parisienne, le dème de la capitale, envahît Paris en 1789 pour décoloniser, « républicaniser » et, à vrai dire, démocratiser la « ville royale ». En 1871, la Commune de Paris fut une ultime tentative d’atteindre cet objectif. Mais cette révolte fut écrasée par les troupes qui entrèrent dans Paris depuis Versailles, accueillies dans la liesse dans les quartiers ouest, mais qui se heurtèrent à une opposition croissante au fur et à mesure qu’elles avançaient vers l’extrême est de la ville. Là, les toutes dernières batailles se terminèrent par l’exécution de nombreux communards capturés.

La capitale française semblait destinée à devenir une ville de et pour la plèbe, ou dème, une ville plébéienne et littéralement démocratique. Cette situation n’était pas du goût des personnes aisées de la classe moyenne

La répression sanglante de la Commune scella le triomphe de la bourgeoisie désormais résolument contre-révolutionnaire. L’« aire des révolutions » prit fin, à Paris, haut lieu de la révolution, comme dans le reste de la France. À ce moment-là, la possibilité d’une conquête de l’ancienne ville royale par la plèbe semblait définitivement écartée, et l’embourgeoisement de la capitale, qui durait déjà depuis plus d’un demi-siècle, semblait un fait accompli.

La Babylone de la bourgeoisie

Cet embourgeoisement urbain pouvait désormais être symboliquement authentifié, ce qui fut fait en 1889. Cette année-là, centenaire du déclenchement de la Grande Révolution, le triomphe de la bourgeoisie à Paris fut proclamé architecturalement par l’érection de la Tour Eiffel, sorte de totem démesuré qui évoque la modernité, la science, la technologie et le progrès, valeurs auxquelles s’identifiait la « tribu populaire » bourgeoise en France et ailleurs, particulièrement au sein de la « Troisième République » bourgeoise naissante. En même temps, la « colonne républicaine » agissait comme un symbole phallique de la classe jeune, dynamique et puissante que la bourgeoisie victorieuse pensait alors être.

Visible de loin, le chef-d’œuvre d’Eiffel s’apparente à un phare diffusant la lumière de la modernité aux quatre coins du pays et du monde. Du point de vue de la bourgeoisie, sa construction perpendiculaire avait aussi le mérite d’éclipser l’emblème de l’ancien Paris royal, le très horizontal Pont Neuf, et de faire paraître petite et insignifiante Notre-Dame, visage architectural de la ville royale d’antan. La tour proclamait ainsi la supériorité de la France nouvelle, républicaine, anticléricale et capitaliste de la bourgeoisie, par rapport à la France ancienne, monarchiste, préindustrielle et féodale de la noblesse et de l’Église. Enfin, la tour remplaça le Pont Neuf en tant qu’attraction et emblème principal de la capitale française, déplaçant ainsi le centre de gravité urbain de l’Île de la Cité, le pivot historique et géographique de la roue parisienne, vers la partie ouest de la ville, le domaine somptueux du beau-monde bourgeois.

La Tour Eiffel lors de l'exposition universelle de Paris en 1889,par Georges Garen (Wikimedia Commons)
La Tour Eiffel lors de l’exposition universelle de Paris en 1889, par Georges Garen (Wikimedia Commons)

Mircea Eliade, le grand spécialiste roumain des mythes et des religions anciennes, explique que les peuples archaïques étaient dépassés par le monde immense, apparemment chaotique et à bien des égards mystérieux et effrayant dans lequel ils vivaient. Un univers dont l’homme n’était qu’une partie infinitésimale et impuissante. Ils éprouvèrent le besoin de transformer ce chaos en un cosmos, un monde qui restait mystérieux mais quelque peu familier, compréhensible et donc moins effrayant. Cet objectif était atteint en définissant et en désignant un centre, c’est-à-dire un lieu de grande importance dans l’espace, mais aussi dans le temps : un lieu sacré. Ce lieu était alors considéré comme le centre d’un espace géographique, la terre, et en même temps comme le lieu d’une culmination dans le temps, comme le lieu où le monde, leur monde, avait été créé par les dieux.

Un arbre centenaire et une montagne réelle ou symbolique, par exemple sous la forme d’une pyramide, pouvaient servir à désigner un tel lieu. Il était aussi possible d’ériger une colonne ou une tour et de la déclarer centre du monde et lieu de la création. L’exemple le plus célèbre d’un tel axis mundi est la ziggourat ou pyramide à degrés de Babylone, la tour de Babel biblique, connue localement à l’époque sous le nom d’Etemenanki, « temple de la création du ciel et de la terre ». Ces structures servaient de lien symbolique entre la terre et le ciel. Elles permettaient aux humains d’atteindre le ciel, ou du moins de s’en approcher, et, inversement, avaient été utilisées par les dieux pour descendre sur terre et créer l’humain. Par conséquent, elles étaient également considérées comme des échelles et étaient donc dotées de marches symboliques. Dans le cas d’Etemenanki, il s’agissait de terrasses couvertes de cultures, les « jardins suspendus de Babylone », proclamés par les Grecs comme l’une des sept merveilles du monde.

L’embourgeoisement de Paris ne fut jamais totalement assuré, comme le montra le mois de mai 1968, lorsque les étudiants et les travailleurs manifestèrent dans le centre de la ville et que la situation menaça de virer à la révolution.

La fondation, l’emplacement et les caractéristiques les plus marquantes de la Tour Eiffel peuvent être interprétés à l’aide des idées existantes d’Eliade. Les révolutions françaises qui secouèrent l’Europe et le monde entier, mais surtout la France elle-même, de 1789 à 1871, provoquèrent la chute de l’ancien cosmos de la France féodale et monarchiste, dominé par le duo de la noblesse et de l’Église. Après presque un siècle de chaos révolutionnaire, un nouveau cosmos émergea, un ordre capitaliste au lieu d’un ordre féodal avec une république comme squelette. Dominé non seulement politiquement, mais aussi socialement et économiquement par la bourgeoisie, comprendre la grande bourgeoisie, et non la petite bourgeoisie, c’est-à-dire la « classe capitaliste » avec sa vision libérale du monde. D’autres pays suivirent l’exemple français, mais la France était l’État bourgeois par excellence.

La capitale française, où s’étaient déroulés les événements révolutionnaires les plus cruciaux, se révéla être l’épicentre d’un cosmos capitaliste et bourgeois international émergent. Par conséquent, il était « approprié et légitime » pour la métropole bourgeoise d’ériger un monument pour consacrer et célébrer sa sacralité par rapport à l’espace et au temps : premièrement, en tant que centre du nouveau monde bourgeois et capitaliste, et deuxièmement, en tant que lieu de création, par le biais de révolution(s), de ce nouveau monde. La Tour Eiffel, le plus haut bâtiment du monde, était ce monument, une sorte de pyramide à degrés dont la perpendicularité, interrompue par trois étages, fait penser à une échelle, tout comme les « jardins suspendus » d’Etemenanki. En effet, la Tour Eiffel proclame que Paris est la Babylone, la ville des villes, du nouveau cosmos bourgeois.

Dans d’autres pays européens, la bourgeoisie accéda également au pouvoir au cours du XIXe siècle ou au début du XXe siècle, avec ou sans révolutions. Mais aucune capitale ne fut jamais aussi tôt et aussi profondément embourgeoisée que Paris. La Russie, l’empire des Habsbourg et le Reich allemand étaient et restèrent des monarchies jusqu’en 1918 et leurs capitales continuèrent à exsuder le pouvoir de l’ordre féodal (et clérical) établi par le biais de palais enchanteurs et d’églises sublimes. En Grande-Bretagne, la bourgeoisie libérale fut promue au rang de partenaire, plus précisément de partenaire junior, de la grande noblesse terrienne conservatrice qui continua à donner le ton en matière politique, sociale et économique et qui resta dominante dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme. Sa capitale se révéla alors comme une planète urbaine bipolaire avec d’un côté la Tour de Londres, château médiéval comme la Bastille, fossile de l’absolutisme médiéval, et de l’autre le duo Buckingham Palace, version britannique des Tuileries, et l’Abbaye de Westminster, la Notre-Dame londonienne. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les créations architecturales de l’époque sont qualifiées de « victoriennes », ce qui reflète, voire souligne, leur appartenance à la monarchie.

Au XIXe siècle, ceux qui possédaient des biens s’installèrent dans le centre historique de la ville, et les autres durent en sortir. Ils furent poussés vers l’est, vers le « Paris de la pauvreté ».

Comparée à d’autres capitales, Paris semblait hyper bourgeoise après 1871. Il n’est pas surprenant que la Ville Lumière ait été admirée, visitée et louée par les bourgeoises et les bourgeois, jeunes et vieux, conservateurs et avant-gardistes, venus du monde entier, ou du moins du monde « occidental » qui devenait de plus en plus industriel, capitaliste et, c’est le mot, bourgeois. Les bons citoyens du monde entier affluaient à Paris comme les pèlerins catholiques à Rome et les musulmans à la Mecque. À l’inverse, le Paris embourgeoisé, sous la forme de l’architecture et de l’urbanisme parisiens typiques du Second Empire, c’est-à-dire de l’époque de Napoléon III et d’Haussmann, a symboliquement migré vers des villes du monde entier où la bourgeoisie aisée a également triomphé sur le plan socio-économique et politique. Bucarest, Bruxelles et Buenos Aires, par exemple, s’efforcèrent de plus en plus de ressembler à Paris, avec leurs imposantes demeures et leurs immeubles de rapport dispendieux, leurs larges boulevards et leurs places bordées d’imposants bâtiments gouvernementaux, de banques et de bourses, de théâtres et de restaurants.

La bataille de Paris

L’âge dramatique des révolutions en France s’acheva en 1871, mais la lutte des classes se poursuivit sans relâche et, avec elle, une « bataille de Paris » symbolique entre les riches et les pauvres. La bourgeoisie pensait avoir gagné cette bataille, mais sa victoire ne fut jamais complète. L’est parisien, de plus en plus plébéien, voire prolétaire, vit apparaître les nouvelles banlieues situées à l’est et au nord de la capitale, comme Saint-Denis. Là s’installèrent des personnes venues de l’étranger comme de l’intérieur du pays pour chercher du travail dans la capitale, et pour qui les quartiers centraux et ouest étaient impayables.

Au cours des 135 années écoulées depuis l’érection de la Tour Eiffel, Paris est restée bourgeoise, mais cette suprématie bourgeoise fut menacée à plusieurs reprises. Toutefois, l’occupation allemande ne posa pas de problème à cet égard, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Sous l’égide de l’occupant et du régime de Vichy, qui menait une politique de bas salaires et de profits élevés, la bourgeoisie prospéra, même en France, et surtout à Paris. Hitler, lui-même petit bourgeois coopté par la grande bourgeoisie allemande et dansant à son diapason, admirait beaucoup Paris. Il ne voulait pas détruire la ville mais, avec la collaboration de l’architecte Albert Speer, élabora des plans pour transformer Berlin en une métropole bourgeoise encore plus grandiose qui pourrait reprendre le rôle de Babylone bourgeoise de Paris. En outre, le Führer était d’avis que de nombreux Français ne voyaient aucun inconvénient à la présence des Allemands dans la Ville Lumière, car cette occupation éliminait la « menace des mouvements révolutionnaires ».1

Les bateaux chargés de milliers d’athlètes partirent du pont d’Austerlitz. Ainsi, la place de la Bastille, lieu primordial du délit révolutionnaire, et le faubourg Saint-Antoine, à l’époque la fosse aux lions révolutionnaires, n’eurent pas eu à être mentionnés.

En effet, une situation révolutionnaire potentielle menaçant réellement la suprématie de la bourgeoisie à Paris apparut en août 1944, alors que les Allemands s’étaient retirés de la ville et que les troupes alliées, en provenance de Normandie, n’étaient pas encore arrivées. La Résistance de gauche, menée par les communistes, eut ainsi l’occasion de prendre le pouvoir dans la ville, et donc potentiellement dans tout le pays, ce qui lui aurait permis d’introduire des réformes anticapitalistes radicales. Ce scénario fut toutefois déjoué par les Américains. Le général de Gaulle, avec lequel ils avaient auparavant refusé de traiter, ce qu’il ne leur pardonnerait jamais, fut amené par eux à Paris à la vitesse de l’éclair et y fut présenté comme le grand patron de la Résistance, ce qu’il n’était pas en réalité, et le futur chef de l’État de la France libérée. Pour son « entrée joyeuse » dans la capitale, les Américains choisirent judicieusement non pas la place de la Bastille ou tout autre lieu de l’Est parisien, mais les Champs-Élysées, artère de la même partie ouest de la ville où, en 1871, une réception animée avait été accordée aux troupes en route de Versailles pour étouffer la Commune dans le sang. De Gaulle veilla à ce que l’ordre bourgeois de la France reste intact, avec, cerise sur le gâteau, un Paris qui resta au moins aussi bourgeois qu’auparavant.

 

Entrée joyeuse de Charles de Gaulle sur les Champs Élysées le 26 août 1944. (https://en.wikipedia.org/wiki/Liberation_of_Paris#/media/File:The_Liberation_of_Paris,_25_-_26_August_1944_HU66477.jpg)

L’embourgeoisement de Paris ne fut jamais totalement assuré, comme le montra mai 1968, lorsque les étudiants et les travailleurs se mirent en grève et manifestèrent dans le Quartier latin et ailleurs dans le centre de la ville, et que la situation menaça de dégénérer en guerre civile ou en révolution. D’autre part, la Ville Lumière fut également le théâtre de tentatives visant à achever son embourgeoisement. C’est ainsi que l’on peut interpréter les projets grandioses du successeur de de Gaulle à la présidence, Georges Pompidou, qui fit disparaître le dernier îlot insalubre du centre de Paris pour laisser place à un centre d’art qui porte son nom. Un peu plus tard suivirent les projets menés dans l’est parisien sous l’égide du président François Mitterrand, en théorie socialiste mais en réalité « bourgeois gentilhomme ». La création d’un nouvel opéra place de la Bastille, d’un nouveau ministère des Finances et d’un stade dans le quartier populaire de Bercy, par exemple, visait officiellement à égayer l’est de la ville au profit de ses habitants plébéiens. En réalité, l’initiative urbanistique de Mitterrand s’apparentait à un « embourgeoisement » au profit de la bourgeoisie et surtout de sa jeunesse dorée, pour qui l’ouest de Paris était probablement trop bourgeois, au sens d’« ennuyeux ».

Hitler à Paris le 23 juin 1940(https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/d/db/Adolf_Hitler_in_Paris_1940.jpg)
Hitler à Paris le 23 juin 1940 (https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/d/db/Adolf_Hitler_in_Paris_1940.jpg)

En 2018, une nouvelle menace pour le Paris bourgeois apparut sous la forme du mouvement de protestation des « gilets jaunes ». Les fauteurs de troubles étaient des plébéiens de l’est parisien et des banlieues, mais aussi de toute la France, qui manifestèrent chaque semaine dans la capitale. Cela de manière provocante, en manifestant non seulement place de la Bastille et ailleurs sur leur « propre terrain » des quartiers Est, mais aussi et même surtout au cœur du « Paris du luxe » de l’Ouest, y compris sur les Champs Elysées. Les gilets jaunes s’en prirent particulièrement à la personne et à la politique du président Macron, un ancien banquier et un président bourgeois comme Louis-Philippe avait été un roi bourgeois. Le mouvement semblait sans fin et le Paris bourgeois trembla jusqu’à ce qu’en 2020, la pandémie de COVID-19 fournisse aux autorités un prétexte idéal pour interdire les rassemblements.

Fête olympique du capitalisme

L’organisation récente des Jeux olympiques peut être vue et comprise sous le même angle. 2Les Jeux olympiques modernes ont été décrits à juste titre comme une forme de « capitalisme de la fête », une fête pour la classe « capitaliste » bourgeoise dont la crème de la crème est aujourd’hui constituée par les propriétaires hyper-riches, les actionnaires principaux et les directeurs de sociétés multinationales et leurs financiers associés, les avocats, les acteurs et les chanteurs tels que Lady Gaga et Céline Dion, et ainsi de suite. L’objectif primordial de cette classe est la maximisation des profits, et les Jeux rendent possible cette privatisation des profits grâce à la coopération de la ville et de l’État hôtes, qui doivent veiller à ce que cette privatisation des profits soit fortement encouragée par une socialisation des coûts élevés.3 C’est cette élite qui sponsorise les Jeux, et ses membres comprennent certes principalement des sociétés qui appartiennent aux États-Unis, en tant que centre de gravité de longue date du capitalisme mondial, par exemple Coca-Cola, mais aussi des sociétés françaises telles que Louis Vuitton (LV), producteur de toutes sortes de produits de luxe, une société qui fit des affaires en or pendant l’occupation allemande. Comme cela a été mentionné, cette époque ne fut pas mauvaise du tout pour les grands bourgeois français, acheteurs typiques des sacs à main de LV et d’autres produits très onéreux.

À Paris, un « nettoyage social » fut effectué avant les Jeux olympiques. On bannit les sans-abri de la ville, « rendant la pauvreté invisible ».

Cette élite internationale voulait venir célébrer ses Jeux olympiques à Paris, mais dans un Paris où elle pouvait se sentir chez elle, c’est-à-dire dans la partie ouest et bourgeoise de la ville, le Paris du luxe. À l’inverse, pour la bourgeoisie, la « classe capitaliste », parisienne et française en général, les Jeux olympiques étaient une occasion en or à double titre. D’abord, pour réaliser des profits invisibles, notamment en faisant payer très cher les chambres dans les hôtels déjà surévalués de l’ouest parisien, mais aussi en louant des balcons aux étages supérieurs d’immeubles de rapport bien situés, d’où les touristes fortunés pouvaient encourager les athlètes de passage. Ensuite, pour la bourgeoisie, les Jeux furent aussi l’occasion de réaffirmer et même de promouvoir l’embourgeoisement historique de la ville de la Seine, et de faire briller à nouveau Paris, pour un temps, comme la Babylone de la bourgeoisie internationale. C’est dans ce contexte qu’un « nettoyage social » fut effectué à Paris en bannissant les sans-abri de la ville, invisibilisant ainsi la pauvreté.

On peut ainsi comprendre pourquoi, lors de l’ouverture des Jeux, les bateaux chargés de milliers d’athlètes partirent du pont d’Austerlitz, plus ou moins situé à la frontière entre le centre historique de la ville et ses quartiers est, le « Paris de la pauvreté ». En partant de cet endroit, ils ont laissé le Paris plébéien topographiquement droit mais symboliquement gauche. La place de la Bastille, lieu de prédilection des révolutionnaires, et le faubourg Saint-Antoine derrière elle, à l’époque la tanière du lion révolutionnaire, n’avaient donc pas besoin d’être évoqués, il suffisait que la torche olympique ait pu y passer brièvement le 14 juillet. Sans se soucier des mauvaises associations avec la (les) révolution(s), les bateaux purent ainsi descendre allègrement la Seine jusqu’à l’ouest de Paris, ce Paris où une « célébration du capitalisme » sportive fut aussi bien accueillie que les troupes venant de Versailles et de Gaulle avec ses parrains américains le furent respectivement en 1871 et 1944.

Inévitablement, des installations situées ailleurs durent également être utilisées pendant les Jeux, par exemple le stade « national » connu sous le nom de Stade de France, situé dans la banlieue populaire de Saint-Denis. Mais le plus grand nombre possible d’événements, y compris les plus spectaculaires, se déroulèrent dans les quartiers ouest. Par exemple, les marathons se terminaient sur la grande Esplanade des Invalides, et les chevaliers pédalant arrivaient à un endroit photogénique qui peut être considéré comme le point focal topographique des Jeux de Paris, à savoir le pied de la colline du Trocadéro, près de la Tour Eiffel, où des installations avaient été érigées pour la durée de l’Olympiade pour des sports tels que le tennis et le beach-volley. C’est d’ailleurs là que les bateaux avaient également acheminé les athlètes pour participer à une cérémonie d’ouverture. À cette occasion, la tour scintillante de milliers de lumières indiqua aux Parisiens, aux Français, aux athlètes olympiques et au monde entier que la fête capitaliste olympique était la bienvenue à Paris et que la ville appartenait toujours à la bourgeoisie, à la classe capitaliste. Du moins tant que les gilets jaunes ne font pas leur retour ou qu’une autre horde de plébéiens ne vient pas attaquer le Paris de la bourgeoisie.

Cet article a été publié à l’origine dans le livre « Hoe Parijs de revolutie maakte en de revolutie Parijs », rédigé par Jacques R. Pauwels, publié par EPO, Berchem, 2024.

Footnotes

  1. Voir les commentaires sur Paris (y compris la Tour Eiffel) et Berlin dans Adolf Hitler, Libres propos sur la guerre et la paix, Paris, 1952, p. 23 , 81, 97.
  2. Voir Jules Boykoff, Celebration capitalism and the Olympic games, Londres, 2014.
  3. Jules Boykoff, qui a introduit le concept de ‘capitalisme de la fête’ , voit dans les Jeux olympiques une forme perverse de ‘l’économie du ruissellement’ dans laquelle la richesse créée par les Jeux ‘s’écoule’ du bas de l’échelle des pauvres vers le haut de l’échelle des riches.