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Annie Ernaux : Écrire la vie pour venger les miens

Alexander Aerts

—29 décembre 2023

Si vous voulez savoir et ressentir ce que signifie pour une jeune fille une grossesse non désirée dans la France du début des années 1960 , quand la seule issue possible pour une femme dans cette situation était de s’en remettre aux faiseuses d’anges , lisez L’événement , d’Annie Ernaux. Au fil de son récit , l’écrivaine , lauréate du prix Nobel de littérature en 2022 , brosse en même temps le portrait de la France de l’époque. La notion selon laquelle l’intime et le personnel sont indissociables du social est en quelque sorte le fil conducteur qui traverse l’ensemble de son œuvre. En tant que fille de la classe ouvrière et universitaire , elle est constamment à la recherche d’un langage qui ne l’éloigne pas de ses racines.

L’autrice Annie Ernaux , connue pour Les années ( 2008 ) , La place ( 1984 ) , L’événement ( 2000 ) et Une femme ( 1988 ) , a été récompensée par le prix Nobel de littérature en décembre 2022. Ces dernières décennies , une vague d’ouvrages en langue française tels que Retour à Reims ( 2009 ) de Didier Eribon et En finir avec Eddy Bellegueule ( 2016 ) d’Édouard Louis , ont cherché à exposer , tout comme Annie Ernaux , les problèmes sociaux de la société française à partir d’une perspective personnelle. S’inspirant souvent de leur propre expérience , ils décrivent leur vie , celle de leurs proches et d’inconnus , pour esquisser le contexte dans lequel ils ont grandi , travaillé ou tout simplement fait la navette. Le prix Nobel vient couronner symboliquement ce mouvement composé d’écrivains qui mettent en évidence des problèmes universels et sociaux à partir d’expériences vécues.

Le Retour à Reims d’Eribon est une sociobiographie dans laquelle l’auteur retourne à Reims , sa ville natale , après la mort de son père , pour comprendre sa rupture avec le milieu social dont il est issu. Dans le livre , il se demande pourquoi il a rompu avec la classe ouvrière tout en ressentant un sentiment de culpabilité en reprenant en chœur les remarques désobligeantes de la classe dominante à l’égard de la classe ouvrière. Dans le roman En finir avec Eddy Bellegueule , Louis décrit la même « distance de classe » entre son enfance en Picardie et sa vie intellectuelle à Paris. Cette distance prend la forme d’une charge politique dans Qui a tué mon père ? ( 2018 ) , où l’auteur , Édouard Louis , décrit la lente chute vers la dégradation et la pauvreté de son père. Annie Ernaux est la première de ce groupe d’auteurs qui , avec La Place , a réussi à écrire un récit sans concession et qui donne à réfléchir sur la vie de son père , passé de la classe ouvrière à la petite bourgeoisie dans l’entre-deux-guerres et décédé brusquement en 19821.

Le langage de la classe dominante est incapable d’exprimer l’injustice sociale. Au contraire , il normalise cette oppression.

Avec La Place , Annie Ernaux se lance dans une forme d’autobiographie qui décrit la vie de manière encyclopédique. Elle ouvre la voie à une autofiction qui fait de la réalité sociale une mascarade littéraire. Elle décrit son travail comme un échange de vie et d’écriture « qui a lieu constamment , à mon insu , dans ma vie comme dans mes livres ; entre l’amour , le sexe et l’écriture , et la mort aussi »2. Pour elle , il n’y a pas de rupture entre la vie et l’écriture. Ce faisant , Annie Ernaux a établi une norme littéraire pour les livres qui , du point de vue des opprimés , explicitent et critiquent d’une manière personnelle la (non -) reproduction sociale de la classe , du sexe , du genre et de la race.

Avec La Place , elle a répondu à un besoin personnel de s’éloigner du monde littéraire dans lequel elle s’était enfermée pendant ses études de lettres et de revenir à « ses pairs » , à son ancien monde de vie. Un besoin qu’elle a défini comme suit dans son discours de remise du prix Nobel : « Il s’agissait de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Écrire pour comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines »3. Ernaux – comme Eribon et Louis – est une transfuge : quelqu’un qui a migré de la classe inférieure à la classe moyenne supérieure et qui appartient donc à la « transclasse »4. En migrant de la sorte , elle a été immergée dans le langage dominant du monde littéraire et s’est trouvée confrontée à un problème : le langage nouvellement acquis ne peut rendre justice à sa propre expérience de vie en tant que femme issue d’une classe sociale différente. Le langage de la classe dominante est incapable d’exprimer l’injustice sociale. Au contraire , il normalise cette oppression. Annie Ernaux a donc dû rompre avec la « belle écriture » de la littérature établie pour apprendre à « écrire pour venger les siens ».

Le langage comme émancipation

C’est cette position d’écrivaine engagée qui devrait nous interpeller toutes et tous : comment l’écriture peut-elle s’affranchir du langage dominant et exprimer les formes d’oppression sociale normalisées par le discours dominant ? En bref , comment le langage peut-il nous émanciper de l’oppression sociale ? Rendre explicite l’oppression sociale et y résister à partir d’une expérience vécue est , selon Annie Ernaux , le point de départ d’une littérature critique capable de rendre compte de l’oppression par le capitalisme et le patriarcat.

Alexander Aerts est politologue et étudiant en philosophie politique et éthique à l’Université catholique de Louvain ( KUL ).

Ce positionnement met à nu une littérature simpliste ou pompeuse qui ignore , minimise ou simplement glorifie l’oppression sociale des personnes. Le critère de la critique selon Annie Ernaux consiste , tout comme chez Marx , à mettre en lumière l’aspect humain contenu dans des catégories abstraites – dans son cas , celle de l’économie politique. La littérature doit être capable de traduire la domination impersonnelle et abstraite inhérente au capitalisme en une oppression réelle de ses sujets. L’angle normatif de la critique est celui de la dignité ( égale ) de toutes les personnes. Lorsque cette dignité est bafouée , les livres doivent le montrer explicitement.

Pour Annie Ernaux , il est donc préférable de ne pas faire de la fiction à partir de la dure existence des nombreuses personnes qui vivent sous l’oppression du patriarcat et de l’économie capitaliste. La sincérité doit émaner de l’auteur pour dévoiler la réalité sociale. La fiction ne tient pas compte de l’expérience vécue de l’oppression sociale.

Dans son premier livre , Les armoires vides ( 1973 ) , l’autrice raconte l’histoire d’une jeune femme de 20 ans qui s’est fait avorter dans son kot sur le campus universitaire. Un roman qui est , selon Ernaux , un souvenir « de ma propre mutation sociale : cette petite fille d’épiciers-tenanciers de café qui va à l’école privée et fait des études supérieures »5. À cette époque , sa vision du roman consistait à transfigurer la réalité , contre l’idée que la fiction devait se protéger de la réalité et la masquer en prétendant « avoir tout inventé dans le livre ». Avec Les armoires vides , son objectif était d’écrire un roman , et elle admet avec regret avoir emprunté des noms des personnes et des lieux à sa guise , sans se poser trop de questions. Elle voulait séparer la littérature de la réalité sociale.

Même si ce n’était guère son intention initiale , les gens ont lu Les armoires vides comme un roman autobiographique. Annie Ernaux en a d’ailleurs été la première surprise. Ce constat permettra par la suite à l’autrice de se rendre compte que ses premiers livres tentent de transcender la notion classique de littérature à travers la forme du roman. Dans Les armoires vides ou La femme gelée ( 1981 ) , l’objectif n’était pas de bâtir un mur entre la littérature et la réalité. Ces deux romans tentent de retrouver la réalité à partir d’une expérience de vie personnelle en tant que femme dans la société française. Ils se détournent ainsi d’une définition stricte de la littérature. Le verdict final dans L’écriture comme un couteau ( 2003 ) est que « la littérature existe , mais elle ne possède pas d’essence définissable »6.

Bien qu’elle se garde de proposer une définition stricte de la littérature , elle fait néanmoins la distinction entre les livres relevant du domaine de la fabrication et ceux relevant du domaine de la chair et du sang. D’une part , des livres qui tentent de séparer la réalité sociale de la littérature en fabriquant un monde imaginaire prétendument séparé de « ce » monde et , de l’autre , des livres qui , au contraire , embrassent cette réalité. Annie Ernaux se situe dans la deuxième catégorie : « je désire que chaque phrase soit lourde de choses réelles , que les mots ne soient plus des mots , mais des sensations , des images , qu’ils se transforment , aussitôt écrits/lus , en une réalité « dure » , par opposition à « légère »7. Son intention est d’en finir avec la douce réalité des chimères littéraires en faisant briller de tous ses feux la réalité tangible , c’est-à-dire la réalité sociale , au détour de chaque mot et de chaque phrase.

« C’est mon désir que chaque phrase soit lourde de choses réelles ,  que les mots ne soient plus des mots , mais des sensations , des images »

Le réalisme social de ses textes se reflète ici par sa volonté de donner une représentation objective de la vie quotidienne. L’œuvre d’Annie Ernaux s’inscrit dans le courant réaliste du 19e siècle , car elle donne à voir des milieux sociaux peu ou mal représentés dans la littérature. Au 19e siècle , il s’agissait de dépeindre la classe ouvrière via des panoramas anonymes. Annie Ernaux le fait à sa manière en dressant des portraits détaillés d’individus. Les expériences de vie singulières de ces individus révèlent la réalité sociale de leurs univers de vie8.

Écrire du point de vue de la transclasse.

Selon Annie Ernaux , les conditions pour qu’un écrivain puisse donner une représentation sincère de la réalité sociale sont toujours matérielles. Comme elle le dit elle-même : « il s’agit essentiellement d’une relation entre l’argent et l’écriture ». Une certaine forme de sécurité matérielle ( un salaire ou un avantage ) constitue la condition nécessaire pour écrire librement. C’est donc en toute connaissance de cause qu’Annie Ernaux a décidé de ne pas faire de l’écriture son métier ( afin d’être indépendante de l’industrie du livre ) et de poursuivre l’écriture comme une vocation , parallèlement à son travail de toute une vie en tant qu’enseignante dans un lycée et au CNED ( Centre national d’enseignement à distance ).

Cette condition implique que nous ne devons pas attendre de chaque personne qu’elle s’émancipe en décrivant sa réalité sociale sous la forme d’un livre. Les personnes ne disposent pas toujours des ressources matérielles nécessaires pour le faire. De plus , les milieux culturels caractérisés par l’oppression sociale ne sont pas facilement reflétés dans le langage littéraire dominant. Ainsi, le philosophe Axel Honneth soutient, à l’instar d’Annie Ernaux, que nous ne devrions pas immédiatement nous attendre à une explication intellectuelle de l’injustice sociale de la part de la classe défavorisée9.

Précisément parce qu’un milieu culturel caractérisé par l’oppression sociale est empêché de fondre ses convictions dans un système intellectuel obéissant aux règles de la « belle écriture ». En revanche, le milieu culturel de la classe dominante récompense les représentations les plus complexes et les plus abstraites de ses croyances morales. Il est important pour elle de savoir comment légitimer sa domination sociale sur les classes défavorisées. Pour ce faire, elle développe un style littéraire de « belle écriture » qui cherche à dissimuler ou simplement à ignorer l’injustice sociale.

Cela ne signifie pas que les classes défavorisées ne traitent pas les expériences d’injustice sociale de manière complexe. Cela dit simplement que le langage littéraire dominant ne parvient pas à exprimer adéquatement les expériences de justice sociale. C’est en cela que le rap ou le slam se démarquent du beau langage. Le langage dominant ne procure pas aux gens les outils adéquats pour exprimer leur expérience, étant donné qu’il participe à la reproduction sociale en affirmant la position dominante d’une classe par rapport à une autre. La question qui se pose dès lors est de savoir comment le langage peut participer de la non-reproduction sociale. En d’autres termes, comment les récits et les textes peuvent-ils ne pas reproduire la position dominante de la classe dominante ?

Le point de vue unique à partir duquel Annie Ernaux raconte ses histoires est celui d’une personne transfuge de classe ou transclasse. Une classe façonnée par les deux milieux culturels des opprimés et des oppresseurs. Et c’est précisément parce qu’Annie Ernaux appartient à ces deux réalités qu’une transgression des deux milieux culturels devient possible et qu’une non-reproduction sociale peut s’opérer.

Dans La Place, elle décrit la douleur qu’elle ressent lorsqu’elle commence à prendre ses distances avec son ancien monde et la honte qu’elle éprouve à faire partie du nouveau monde des « gens modestes » comme son père appelait la bourgeoisie avec condescendance. Elle commence à voir son ancien monde à travers le prisme de la classe dominante. Parallèlement, elle développe une vision critique de ce nouveau monde à partir de l’aliénation qu’elle éprouve à s’intégrer au sein de la classe dominante. Selon la philosophe Chantal Jacquet, cette aliénation peut aussi s’avérer émancipatrice. Elle fait valoir que « la non-reproduction peut être le résultat d’une forme de sublimation et de rachat de la souffrance, de sa transformation en énergie motrice et créatrice »10. L’écriture peut donc être considérée comme un moyen de transformer un sentiment d’injustice de classe en une forme de non-reproduction sociale. Il peut s’agir d’une activité qui peut sauver une personne de l’aliénation qu’elle subit lorsqu’elle s’assimile à la classe dominante.

Quelques semaines après l’annonce du prix Nobel , elle a marché aux côtés de Jean-Luc Mélenchon à l’occasion de la « marche contre la vie chère et l’inaction climatique » , soutenant ainsi son combat politique.

Annie Ernaux elle-même fait référence à « l’excès de mémoire du stigmatisé » du sociologue Pierre Bourdieu comme résultat de l’expérience précoce de la lutte des classes dans son enfance. Cette mémoire du stigmatisé se trouve au cœur de Regarde les lumières mon amour ( 1993 ) et La vie extérieure ( 2000 ). Dans ces ouvrages, Annie Ernaux décrit les expériences et les personnes qu’elle rencontre au cours de ses trajets quotidiens pour se rendre au travail et dans les centres commerciaux de Paris. Le train-train quotidien du métro-boulot-dodo. Pour certains, l’explicitation de cette reproduction sociale peut être considérée comme une soumission au déterminisme social. Il semble impossible d’échapper à la dialectique quotidienne entre le travail et le temps libre. Pour Annie Ernaux, l’expression de cette reproduction ne fait que « défataliser » l’existence sociale11. Elle permet une prise de conscience des mécanismes de pouvoir qui oppriment les groupes sociaux et de la possibilité de résister à cette domination.

Cette praxis politique ne se limite d’ailleurs pas qu’aux écrits d’Annie Ernaux. Elle a, en effet, été active tout au long de sa vie dans toutes sortes d’organisations féministes et de mobilisations sociales. Quelques semaines après l’annonce du prix Nobel, elle a marché aux côtés de Jean-Luc Mélenchon à l’occasion de la « marche contre la vie chère et l’inaction climatique », soutenant ainsi son combat politique. En mars dernier, à la gare Montparnasse de Paris, elle a participé à une rencontre avec des cheminots en grève contre la réforme des retraites du président français Emmanuel Macron. C’est là qu’elle a déclaré sans ambages : « Je suis ici parce que je pense que la réforme Macron est la pire injustice qui puisse être faite aux gens »12. Selon elle, la réforme des pensions ne tient absolument pas compte des conditions de travail réelles. Il y a des gens qui, à 62 ans, sont complètement épuisés par les tâches pénibles qu’ils ont à accomplir.

« Est-ce qu’on est sur Terre simplement pour nourrir – je vais dire le gros mot – le capital ? » a-t-elle dit aux grévistes, avant de poursuivre : « Je suis ici pour écouter parce qu’il y a habituellement un grand silence sur le monde et la réalité des travailleurs ». La réalité sociale de la vie professionnelle n’est donc pas seulement un sujet dans ses livres, mais aussi la force motrice de son engagement politique.

Un processus de reconnaissance mutuelle

Écrire à partir d’un point de vue explicitement social – celui d’une femme transclasse – qui rend possible une forme d’émancipation à la fois pour l’autrice et pour ses lecteurs est un choix délibéré. En partant du point de vue du « moi », il est plus facile pour le lecteur de s’identifier aux récits du quotidien qui émergent dans les œuvres d’Annie Ernaux. Grâce à ce processus de reconnaissance, les problèmes particuliers d’une femme dans la société française sont considérés comme des expériences plus universelles et non plus comme des problèmes individuels, mais sociaux. Il s’agit en somme d’un moyen de créer une prise de conscience sociale des mécanismes de pouvoir en jeu en France. Selon Chantal Jaquet, il convient donc de voir dans ses écrits une forme d’« auto- sociobiographie ». On s’éloigne donc d’une autobiographie qui ne parle généralement que de soi-même en laissant se fondre le « moi » dans la réalité sociale d’une condition commune ou d’une souffrance partagée. La dichotomie apparente entre le personnel et l’universel est ainsi résolue. Pour Annie Ernaux, « plus un texte est personnel, plus il pourra devenir universel… dans la mesure où il exprime une expérience intime dans laquelle nous pouvons nous reconnaître, indépendamment de la diversité et de la particularité des histoires individuelles.»13. À la différence de la littérature où le « moi » est considéré comme un trait narcissique de l’auteur, le lecteur devrait au contraire pouvoir se retrouver dans ce « moi ». Ce n’est qu’à cette condition que la littérature peut revêtir un caractère émancipateur et saisir l’universalité de sentiments plus personnels d’injustice sociale.

L’œuvre la plus connue d’Annie Ernaux, Les Années, incarne ce mouvement vers l’universel. Les Années retrace l’histoire de la France de l’après-guerre jusqu’à la fin des années 2000, à travers le prisme de la vie d’Annie Ernaux. Pour ce faire, elle utilise une perspective anonyme du « nous » ou du « ils » et se réfère à des photographies de sa vie pour esquisser une histoire fragmentaire de la France. L’ouvrage présente la montée de la société de consommation, l’atomisation de la vie sociale, la sécularisation, la disparition de la gauche classique et la montée de la droite réactionnaire comme autant de fils conducteurs d’une autosociobiographie de la société française. L’absence de chapitres, qui est une caractéristique commune à toute son œuvre, plonge le lecteur dans un flux de conscience collective et d’événements gravés dans la mémoire des Français : l’introduction des super- marchés, mai 68, l’apparition de la pilule contraceptive, la guerre en Yougoslavie et les attentats contre les tours jumelles.

Le livre commence par la phrase « Toutes les images disparaîtront » et se termine par un appel aux mots pour « sauver quelque chose [ du ] temps où l’on ne sera plus jamais »14. Étant donné que tous les visages à travers l’histoire disparaîtront dans la masse anonyme de l’humanité, il est nécessaire selon Annie Ernaux d’ancrer le temps universel dans des histoires individuelles pour sauver quelque chose du temps que nous ne connaîtrons plus. Outre le caractère socialisant de l’œuvre d’Annie Ernaux, il apparaît clairement dans Les Années qu’elle souhaite donner de la profondeur à notre conscience historique. Au lieu d’une forme encyclopédique d’historiographie, l’accent est mis sur les expériences et la mémoire collective des expériences vécues. Aussi, le fragmentaire dans Les Années est-il à mettre au compte du caractère instable et transitoire de notre mémoire.

Le « moi » implicite dans les livres d’Annie Ernaux doit être considéré de manière plus large : il laisse la place à un « nous ».

Vers la fin du livre, l’autrice affirme que la compulsion obsessionnelle de l’In- ternet et des médias à tout archiver sans état d’âme ne permet pas de suivre le temps des choses. Avec l’augmentation de la masse écrasante d’informations, « il est devenu de plus en plus difficile de trouver une expression linguistique propre, que vous prononcez silencieusement pour tenir votre position »15. Les Années peut se lire comme une manière de contrer ce sentiment d’aliénation dans les masses sans visage en initiant un processus de reconnaissance mutuelle. Une manière de se reconnaître dans une histoire qui n’est pas seulement une succession de faits rigides, mais d’expériences conflictuelles. Le propos dans Les Années est de toucher au mot juste ou à la phrase précise qui parvient à exprimer l’histoire de notre réalité sociale afin que nous puissions nous maintenir et résister à une époque où le présent sans fin semble régner en maître.

Pour Annie Ernaux, l’idéal de l’écriture est donc de « penser et sentir dans les autres, comme les autres… pensent et sentent en moi »16. Pour cela, le « moi »implicite dans les livres d’Annie Ernaux doit être considéré de manière plus large : il laisse la place à un « nous » ou à un « ils » anonyme qui permet à la fois d’établir un lien entre les expériences personnelles et les événements historiques et de mettre à jour les changements sociaux qui s’immiscent dans la vie d’une personne en tant qu’individu. En substance, Annie Ernaux aspire à ce que sa vie entière soit quelque chose de reconnaissable et de générique, afin qu’elle se dissolve complètement dans l’esprit et la vie des gens qui la lisent.

L’émancipation : un projet universel

À première vue, les livres d’Annie Ernaux semblent véhiculer une forme d’émancipation personnelle. Des histoires et des mémoires écrits du point de vue de l’expérience vécue d’une transfuge de classe. Un processus de reconnaissance mutuelle émanant d’un tel point de vue permet l’émergence d’une prise de conscience sociale et historique tant chez le lecteur que chez l’écrivain, qui accomplit en définitive un mouvement vers l’universel. Ainsi, l’entreprise à première vue individuelle s’avère être fondamentalement une entreprise d’émancipation universelle.

En d’autres termes, cette forme d’écriture ne se veut pas l’expression idiosyncrasique d’une identité politique. Elle refuse d’être décrite, surtout dans le monde anglo-saxon, comme une écrivaine féministe. « Je n’écris pas avec mon utérus », dit-elle à propos de ces commentateurs,  « j’écris  avec  mon cerveau »17. Pour aller encore plus loin, la « littérature féministe » en tant que genre participerait d’une stratégie inconsciente des hommes pour empêcher l’accès des femmes à la « Littérature » et sauvegarder ainsi leur position de gardiens de la littérature. Pour préserver l’universalité des expériences de vie singulières et mettre en évidence le caractère social de nos vies, il faut savoir décrire le plus fidèlement possible la vie sociale et intime. C’est pourquoi Annie Ernaux considère son prix Nobel non pas comme une victoire individuelle, mais comme une victoire collective pour « toutes les personnes qui aspirent d’une manière ou d’une autre à plus de liberté, d’égalité et de dignité pour tous les êtres humains, indépendamment de leur sexe et de leur genre, de la couleur de leur peau et de leur culture »18.

C’est précisément l’articulation des différentes positions sociales dans une société qui nous permet de nous émanciper individuellement et collectivement. Ce n’est que lorsque nous parlons de la différence de points de vue ou de milieux culturels entre les dominants et les opprimés que nous pouvons comprendre comment opère l’oppression sociale et la domination. Le langage émancipateur exprime donc la différenciation sociale et les relations de pouvoir entre différents points de vue. Pour reprendre les termes du philosophe G.M. Tàmas : « Les véritables tendances égalitaires… ne se concentreront pas sur la différenciation et la diversité, bien que leur point de départ soit exactement celui-ci. Les différences de classe, de race et de culture devraient inciter à les effacer. Vive la différence ? Non. Vive la commune ! »19. Le projet d’Annie Ernaux d’écrire à partir d’un point de vue social d’oppression suit exactement cette ligne de pensée : l’émancipation consiste à mettre en évidence les différences sociales pour les dépasser.

 

Footnotes

  1. Annie Ernaux fait une distinction entre ses premiers romans comme Les armoires vides et La femme gelée et ses premiers livres autosociobiographiques comme La Place ou Je ne suis pas sortie de ma nuit ( 1997 ). Alors que les premiers s’en tenaient encore au genre du roman, les seconds sont parvenus à développer un nouveau style au-delà de l’autofiction.
  2. Ernaux, A. & Frédéric-Yves Jeannet, L’écriture comme un couteau, Paris, Gallimard, 2003
  3. Ernaux, , Nobellezing Annie Ernaux : ‘Ik zal schrijven om mijn soort te wreken’, De Standaard, 2022. Voir www.standaard.be/cnt/ dmf20221230_95495187. Consulté le 10 juin 2023.
  4. Jacquet, C. Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, Presses Universitaire de France, 2014.
  5. L’écriture comme un couteau, 27.
  6. L’écriture comme un couteau, p. 112.
  7. L’écriture comme un couteau, 114.
  8. McIlvanney, S. « Annie Ernaux : un écrivain dans la tradition du réalisme », Revue d’Histoire littéraire de la France Mar.- Avr., pp. 247-266, 1998.
  9. Honneth, A. « Moral Consciousness and Class Domination : Some Problems in the Analysis of Hidden Morality », Praxis International 1, p. 17, 1981.
  10. Les transclasses ou la non-reproduction, 72.
  11. Ernaux, A. Bourdieu : le chagrin, Le Monde, 2002. Voir http ://www.homme- moderne.org/societe/socio/bourdieu/mort/aernau.html. Consulté le 11 juin 2023.
  12. Ernaux A., Cortez S., Cortez S. & et al., Annie Ernaux Met Workers Striking to Defend Their Pensions, Jacobin, Voir https ://jacobin.com/2023/03/ annie-ernaux-emmanuel-macron-pension-reform-workers-protest-sncf. Consulté le 12 juin 2023.
  13. Les transclasses ou la non-reproduction, p. 19-20
  14. Ernaux, De Jaren, Amsterdam, Arbeiderspers, 2020, p. 7 ; 229.
  15. Les Années, 209
  16. L’écriture comme un couteau, 42.
  17. Blackhurst, A. Annie Ernaux’s Getting Lost Is an Antidote to the Boring Moralism of Contemporary Writing, Jacobin, 2023. Voir https ://jacobin. com/2022 /11 /annie-ernaux-getting-lost-moralism-contemporary- writing-nobel-literature. Consulté le 12 juin 2023.
  18. Nobellisation Annie Ernaux : « Je dois écrire pour venger les miens».
  19. Tàmas, M. « Interview : Words from Budapest », New Left Review Avril 80, p.26.