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Annie Ernaux : Écrire la vie pour venger les miens

Alexander Aerts

—29 décembre 2023

Si vous voulez savoir et ressentir ce que signifie pour une jeune fille une grossesse non désirée dans la France du début des années 1960 , quand la seule issue possible pour une femme dans cette situation était de s’en remettre aux faiseuses d’anges , lisez L’événement , d’Annie Ernaux. Au fil de son récit , l’écrivaine , lauréate du prix Nobel de littérature en 2022 , brosse en même temps le portrait de la France de l’époque. La notion selon laquelle l’intime et le personnel sont indissociables du social est en quelque sorte le fil conducteur qui traverse l’ensemble de son œuvre. En tant que fille de la classe ouvrière et universitaire , elle est constamment à la recherche d’un langage qui ne l’éloigne pas de ses racines.

L’autrice Annie Ernaux , connue pour Les années ( 2008 ) , La place ( 1984 ) , L’événement ( 2000 ) et Une femme ( 1988 ) , a été récompensée par le prix Nobel de littérature en décembre 2022. Ces dernières décennies , une vague d’ouvrages en langue française tels que Retour à Reims ( 2009 ) de Didier Eribon et En finir avec Eddy Bellegueule ( 2016 ) d’Édouard Louis , ont cherché à exposer , tout comme Annie Ernaux , les problèmes sociaux de la société française à partir d’une perspective personnelle. S’inspirant souvent de leur propre expérience , ils décrivent leur vie , celle de leurs proches et d’inconnus , pour esquisser le contexte dans lequel ils ont grandi , travaillé ou tout simplement fait la navette. Le prix Nobel vient couronner symboliquement ce mouvement composé d’écrivains qui mettent en évidence des problèmes universels et sociaux à partir d’expériences vécues.

Le Retour à Reims d’Eribon est une sociobiographie dans laquelle l’auteur retourne à Reims , sa ville natale , après la mort de son père , pour comprendre sa rupture avec le milieu social dont il est issu. Dans le livre , il se demande pourquoi il a rompu avec la classe ouvrière tout en ressentant un sentiment de culpabilité en reprenant en chœur les remarques désobligeantes de la classe dominante à l’égard de la classe ouvrière. Dans le roman En finir avec Eddy Bellegueule , Louis décrit la même « distance de classe » entre son enfance en Picardie et sa vie intellectuelle à Paris. Cette distance prend la forme d’une charge politique dans Qui a tué mon père ? ( 2018 ) , où l’auteur , Édouard Louis , décrit la lente chute vers la dégradation et la pauvreté de son père. Annie Ernaux est la première de ce groupe d’auteurs qui , avec La Place , a réussi à écrire un récit sans concession et qui donne à réfléchir sur la vie de son père , passé de la classe ouvrière à la petite bourgeoisie dans l’entre-deux-guerres et décédé brusquement en 19821.

Le langage de la classe dominante est incapable d’exprimer l’injustice sociale. Au contraire , il normalise cette oppression.

Avec La Place , Annie Ernaux se lance dans une forme d’autobiographie qui décrit la vie de manière encyclopédique. Elle ouvre la voie à une autofiction qui fait de la réalité sociale une mascarade littéraire. Elle décrit son travail comme un échange de vie et d’écriture « qui a lieu constamment , à mon insu , dans ma vie comme dans mes livres ; entre l’amour , le sexe et l’écriture , et la mort aussi »2. Pour elle , il n’y a pas de rupture entre la vie et l’écriture. Ce faisant , Annie Ernaux a établi une norme littéraire pour les livres qui , du point de vue des opprimés , explicitent et critiquent d’une manière personnelle la (non -) reproduction sociale de la classe , du sexe , du genre et de la race.

Avec La Place , elle a répondu à un besoin personnel de s’éloigner du monde littéraire dans lequel elle s’était enfermée pendant ses études de lettres et de revenir à « ses pairs » , à son ancien monde de vie. Un besoin qu’elle a défini comme suit dans son discours de remise du prix Nobel : « Il s’agissait de plonger dans l’indicible d’une mémoire refoulée et de mettre au jour la façon d’exister des miens. Écrire pour comprendre les raisons en moi et hors de moi qui m’avaient éloignée de mes origines »3. Ernaux – comme Eribon et Louis – est une transfuge : quelqu’un qui a migré de la classe inférieure à la classe moyenne supérieure et qui appartient donc à la « transclasse »4. En migrant de la sorte , elle a été immergée dans le langage dominant du monde littéraire et s’est trouvée confrontée à un problème : le langage nouvellement acquis ne peut rendre justice à sa propre expérience de vie en tant que femme issue d’une classe sociale différente. Le langage de la classe dominante est incapable d’exprimer l’injustice sociale. Au contraire , il normalise cette oppression. Annie Ernaux a donc dû rompre avec la « belle écriture » de la littérature établie pour apprendre à « écrire pour venger les siens ».

Le langage comme émancipation

C’est cette position d’écrivaine engagée qui devrait nous interpeller toutes et tous : comment l’écriture peut-elle s’affranchir du langage dominant et exprimer les formes d’oppression sociale normalisées par le discours dominant ? En bref , comment le langage peut-il nous émanciper de l’oppression sociale ? Rendre explicite l’oppression sociale et y résister à partir d’une expérience vécue est , selon Annie Ernaux , le point de départ d’une littérature critique capable de rendre compte de l’oppression par le capitalisme et le patriarcat.

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