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L’hégémonie impérialiste vacille

Marius Soumillon

—1 décembre 2025

Soundtrack to a coup d’État montre la manière dont le Sud global a tenté de rompre, dans les années 60 avec l’ordre impérialiste. Aujourd’hui, cet ordre s’effrite toujours davantage, tandis que les forces anti-impérialistes gagnent du terrain.

Le Sud s’impose

En 1960, alors que Patrice Lumumba lutte pour libérer le Congo des griffes coloniales, les États-Unis et la Belgique orchestrent son assassinat. Le film-documentaire Soundtrack to a Coup d’État, réalisé par Johan Grimonprez, retrace cet épisode tragique à travers un excellent travail d’archives. C’est d’ailleurs en fouillant dans les archives de l’Université de Columbia que le réalisateur est tombé sur une preuve audio essentielle : un enregistrement de l’ambassadeur des États-Unis en Belgique en fonction à ce moment-là, avouant qu’il est nécessaire d’assassiner Lumumba. Ce témoignage est venu contredire les multiples déclarations du président nord-américain Eisenhower (de 1954 à 1961), qui répétait sans cesse que chaque pays devait être libre. C’est également en 1960 que seize pays africains fraîchement indépendants rejoignent les Nations Unies 1 inaugurant un basculement historique : pour la première fois, des États du Sud global remettent en cause l’ordre colonial et impérialiste à l’échelle internationale.2

A travers une minutieuse enquête, le documentaire donne à voir les luttes acharnées des peuples d’Afrique centrale, comme le Congo, contre la domination occidentale. Cette tentative d’émancipation va rapidement se heurter à la violence impérialiste. Confrontées à la remise en cause de leur influence, les puissances coloniales, avec en tête, les États-Unis, réajustent leurs méthodes de domination : coups d’État, assassinats politiques, manipulations diplomatiques ; tout est mis en œuvre pour préserver l’ordre mondial existant. Soundtrack to a Coup d’État montre très précisément comment la Belgique, en collaboration avec l’administration Eisenhower, a tenté de garder le contrôle de l’industrie minière congolaise.

Soundtrack to a Coup d’État montre comment la Belgique, en collaboration avec les USA, a tenté de garder le contrôle de l’industrie minière congolaise.

Face aux revendications d’indépendance, le roi Baudouin craint la perte de l’accès aux ressources stratégiques du Congo, essentielles dans le contexte tendu de la Guerre froide et dans la fabrication d’armes nucléaires. Cette richesse propre aux sols congolais sont pillées sans que les Congolais aient leur mot à dire — une injustice qui est au cœur du combat politique mené par Lumumba. Dans ce contexte, Washington, en pleine Guerre Froide, instrumentalise le jazz 3 pour en faire une arme de propagande politique au service de l’impérialisme, destinée à redorer son image auprès des élites africaines.

Marius Soumillon a 23 ans. Il est étudiant en sciences du travail à l’ULB et engagé à Comac ULB.

De nombreux “ambassadeurs du jazz” sont alors envoyés à l’étranger, dans des pays estimés stratégiques par les États-Unis dans le cadre de la lutte impérialiste contre le bloc soviétique et les mouvements de libération nationale. C’est le cas notamment de Louis Armstrong, devenu, malgré lui, l’un des avatars d’une violence coloniale qui, sous couvert de modernité culturelle, cherche à imposer son agenda politique réactionnaire. Mais derrière cette façade séduisante, la violence impérialiste s’exerce toujours. La bataille idéologique fait rage : Patrice Lumumba, figure emblématique dans la lutte pour la libération du Congo, est assassiné en 1961 avec la complicité de la Belgique et Louis Armstrong est envoyé au Congo comme ambassadeur du jazz noir — une mission qui, en réalité, s’inscrit dans une opération secrète de la CIA, menée à son insu.

L’impérialisme

Rappelons-le, l’impérialisme c’est, avant tout, un système économique, qui est caractérisé par le fait que le monde est contrôlé par de grands monopoles, apparus à la fin du XIXe siècle et qui vont se diviser le monde. Le partage complet du monde est tout à fait caractéristique de cette phase de colonisation. Le colonialisme est l’expression politique de ce partage et va servir à protéger les intérêts des grands monopoles au sein des pays dominés par l’impérialisme.

L’assassinat de Lumumba est le symptôme de la manière dont les puissances impérialistes défendent leurs intérêts économiques et, dans ce cadre, de la manière dont elles maintiennent leur influence sur les pays nouvellement indépendants. Malgré les efforts des États réclamant leur indépendance, les conditions matérielles pour surmonter la manière dont le travail colonial était organisé restent absentes et de nombreuses situations coloniales persistent.

La conférence de Bandung jette les bases d’une contestation organisée de l’ordre impérialiste.

La plupart des infrastructures nouvellement construites dans les pays en voie d’indépendance, voire indépendants, étaient construites par l’impérialisme pour faciliter l’exploitation des matières premières. La crise de la dette va renforcer cette grande dépendance des pays du Sud global aux pays du Nord. Dans ce cadre, l’impérialisme désigne l’ensemble des mécanismes par lesquels certains États étendent leur influence au-delà de leurs frontières pour contrôler d’autres territoires. Aujourd’hui, Le Fonds Monétaire International (FMI)4 est l’une de ces institutions financières internationales qui peut octroyer des prêts financiers à des pays en voie de développement économique. Mais seulement dans la mesure où, en échange, ces pays appliquent des réformes libérales, telles que la privatisation des secteurs publics ou encore l’application de politiques d’austérité. Bref, les pays du Sud doivent suivre les règles dictées par Washington et n’ont pas leur mot à dire. Ces mécanismes fragilisent les économies locales, mais renforcent également la dépendance des pays du Sud aux pays du Nord et limitent ainsi leur indépendance ainsi que leur souveraineté. C’est une façon pour les États-Unis de garder un contrôle financier sur l’économie globale.

Bandung

Dans ce contexte international, la tenue de la conférence de Bandung en Indonésie en 1955 revêt une importance capitale.5 Elle réunit pour la première fois des pays d’Asie, d’Afrique et du Moyen-Orient nouvellement libérés de l’empire colonial. Cette conférence jette les bases d’une contestation organisée de l’ordre impérialiste.6 L’ordre du jour était clair : mettre fin au colonialisme, rejeter les alliances militaires et promouvoir la coopération économique sans ingérence des puissances occidentales. Les États présents affirment donc leur volonté de construire leur propre voie, fondée sur la souveraineté et la solidarité des peuples du Sud tout en rejetant la mentalité coloniale ainsi que l’usage éhonté de la violence impérialiste. Ce sont pour ces raisons que les discussions lors de la Conférence se sont concentrées sur la paix et le racisme et ont donné lieu à une liste de principes prônant la coexistence pacifique et non la codestruction.

Ce sont les masses organisées en mouvement qui ont été le moteur des différentes luttes anti-impérialistes au 20e siècle.

Cet esprit de lutte contre l’impérialisme et la domination se traduit en 1961 par l’émergence du Mouvement des Non-Alignés (MNA). Ce regroupement politique de pays émergents tels que l’Egypte ou encore le Ghana réclamait la fin de cette hégémonie dont les États-Unis étaient la tête pensante. Cette étape marque pour le Sud une des premières tentatives structurées d’affirmation politique. 7 Cette “ère de Bandung” a donc planté les germes d’un ordre économique mondial axé sur la coopération Sud-Sud et a permis la mise en place de programmes multilatéraux et d’échanges, leur permettant de posséder davantage de poids dans le domaine économique.

Des peuples en mouvement

Ce que montre l’histoire du Congo est que les contradictions de l’impérialisme ne restent pas seulement abstraites, mais se matérialisent. Que ce soit par le pillage des ressources ou par le déclenchement de guerres, les peuples subissent directement l’exploitation impérialiste. Mais elles poussent également à la mobilisation des peuples qui luttent pour briser la domination impérialiste et les inciter à construire des alternatives. Ce sont les masses organisées en mouvement qui ont été le moteur des différentes luttes anti-impérialistes au 20e siècle. Lumumba lui-même illustre cette politisation collective du peuple congolais : il est le résultat inévitable de la lutte qui traverse le pays à mesure que l’exploitation et l’humiliation coloniales deviennent de plus en plus insupportables. Cette mobilisation des masses a également conduit à la création de parti nationaliste comme le Mouvement National Congolais-Lumumba (MNC-L) qui joue un rôle central dans l’unification des revendications anticoloniales et dans l’organisation politique du peuple congolais. En ce sens, l’expérience congolaise s’inscrit dans la dynamique mondiale des luttes anti-impérialistes et dans la recherche d’alternatives vis-à-vis d’un système fondé sur le pillage, l’inégalité et la violence.

Cette quête se retrouve, dans une certaine mesure, dans l’émergence des BRICS+8, organisation internationale rassemblant plusieurs pays du Sud global qui cherchent à renforcer leur influence face à un ordre mondial dominant, marquant à la fois une remise en question de l’hégémonie impérialiste et des limites imposées par les rapports de force inégaux du capitalisme global.

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Footnotes

  1. https://www.un.org/french/documents/ga/res/15/fres15.shtml
  2. https://www.solidaire.org/articles/soundtrack-coup-d-etat-une-oeuvre-d-art-sur-leneocolonialisme-et-la-resistance
  3. https://www.radiofrance.fr/francemusique/le-hot-jazz-arme-improbable-contre-la-guerre-froide8010470
  4. https://journals.openedition.org/labyrinthe/310?lang=en
  5. https://independance.africamuseum.be/fr/exhibition/context/contexte-geopolitique
  6. https://www.rfi.fr/fr/connaissances/20250418-la-conf%C3%A9rence-de-bandung-tournanthistorique-pour-les-pays-du-sud
  7. https://www.solidaire.org/articles/conference-de-bandung-comment-un-club-elitiste-colonialest-devenu-la-scene-mondiale-de-la
  8. https://www.solidaire.org/articles/mutinerie-comment-notre-monde-bascule