Les précédents de la nouvelle politique industrielle des États-Unis sont à rechercher non pas dans le New Deal, mais dans le keynésianisme militaire de la Guerre froide.
La stratégie industrielle du gouvernement Biden a fait l’objet d’un débat animé au sein de la gauche étasunienne. Ce débat s’est focalisé sur les perspectives créées par les mesures de relance massives — d’un montant total de quelque 4000 milliards de dollars, si l’on tient compte de l’American Rescue Plan, de la Bipartisan Infrastructure Law et de la CHIPS and Science Act, ainsi que de l’Inflation Reduction Act (IRA)1 — depuis la formation de «technocrates progressistes» pour la rénovation des bâtiments jusqu’à la faisabilité d’une «décarbonisation» conduite par l’État capitaliste dans un contexte de surcapacité mondiale et de déclin de la croissance économique2.
Pas pro-climat mais anti-Chine
Jusqu’à présent, les évaluations ont été mitigées, faisant la part des choses entre «le bon, le moins bon et le pire», même si l’accent a été le plus souvent mis sur le premier3. Si la relance de l’emploi et les bonnes œuvres «vertes» promises dans le cadre de la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act ou IRA) ne peuvent être ignorées, il en va de même pour ses lacunes : sous-financement du logement et des transports publics, affaiblissement des normes réglementaires dans le secteur de l’électricité, accords de bail permettant aux producteurs de pétrole et de gaz d’accéder aux terres publiques. Selon une évaluation représentative parue dans le magazine Jacobin, «l’IRA est à la fois un cadeau massif à l’industrie des combustibles fossiles, un investissement historique, mais inadéquat dans les énergies propres, et notre meilleur espoir d’éviter une catastrophe planétaire».
En d’autres termes, la critique de la gauche a été plus loin que «bon, mais pas assez ambitieux» — sans pour autant aller beaucoup plus loin. De fait, la logique géostratégique qui sous-tend cette dynamique d’investissement national, la relocalisation de la production aux États-Unis, l’exploitation des mines de lithium et le financement de la construction d’usines de microprocesseurs, le tout dans le cadre d’une tentative militarisée de contournement de la Chine, est presque totalement absente de ces discussions.
L’orientation anti-chinoise de la politique industrielle des États-Unis, n’est pas un dérivé malencontreux mais la raison d’être de la «transition» verte.
Vue des coulisses du pouvoir, l’orientation anti-chinoise de la politique industrielle des États-Unis, plus qu’un dérivé malencontreux de la «transition» verte, en est en fait la raison d’être même. Pour ses concepteurs, la logique
qui sous-tend la nouvelle ère de dépenses d’infrastructure est de nature fondamentalement géopolitique; ses précédents sont à rechercher non pas dans le New Deal, mais dans le keynésianisme militaire de la Guerre froide, considéré par les «sages» qui l’ont mené comme une condition de la victoire dans la lutte des États-Unis contre l’Union soviétique.
Aujourd’hui, comme après 1945, les décideurs politiques se trouvent à un «point d’inflexion». «L’histoire frappe de nouveau à la porte», a écrit le futur conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan lors de la campagne présidentielle de 2020 :
«La concurrence croissante avec la Chine et les changements dans l’ordre politique et économique international devraient provoquer un instinct similaire au sein de l’establishment contemporain de la politique étrangère. Les experts en sécurité nationale d’aujourd’hui doivent aller au-delà de la philosophie économique néolibérale dominante de ces quarante dernières années… Les responsables de la sécurité nationale des États-Unis commencent, à juste titre, à insister sur les investissements dans les infrastructures, la technologie, l’innovation et l’éducation qui seront déterminants pour la compétitivité à long terme des États-Unis face à la Chine.4»
Détaillée de manière approfondie dans un rapport signé par M. Sullivan et d’autres conseillers de l’entourage de M. Biden, «la Foreign Policy for the Middle Class» (politique étrangère pour la classe moyenne) a fait disparaître les distinctions factices entre la sécurité nationale et le domaine économique5. L’espoir de voir le «commerce doux» mondialisé inciter définitivement les autres puissances à accepter l’hégémonie étasunienne a été déçu. Une autre approche s’impose. «Il n’y a plus de ligne de démarcation nette entre la politique étrangère et la politique intérieure», a déclaré M. Biden dans son discours inaugural sur la politique étrangère6. «Chaque mesure que nous prenons dans notre conduite à l’étranger doit être prise en gardant à l’esprit les familles de travailleurs des États-Unis.» La victoire de Trump, forgée dans les zones désindustrialisées au cœur de la crise des opioïdes et du «carnage étasunien», a ébranlé l’establishment démocrate. Ce qui est bon pour Goldman Sachs n’est plus nécessairement bon pour les États-Unis, semble-t-il.
La mainmise de l’industrie
Il n’y a guère de mystère quant à la motivation globale d’une telle rupture avec l’orthodoxie. La Chine, comme l’a martelé le secrétaire d’État Antony Blinken en mai 2022, «est le seul pays qui ait à la fois l’intention de remodeler l’ordre international, tout en disposant de plus en plus de la puissance économique, diplomatique, militaire et technologique nécessaire à cette fin». Pire encore, «la vision de Pékin nous éloignerait des valeurs universelles qui ont soutenu tant de progrès dans le monde au cours des 75 dernières années» 7.
Mais heureusement, le garant de ces valeurs s’est empressé de réagir. «Le gouvernement Biden réalise des investissements de grande envergure dans nos principales sources de puissance nationale, en commençant par une stratégie industrielle moderne visant à soutenir et à étendre notre influence économique et technologique, à rendre notre économie et nos chaînes d’approvisionnement plus résilientes et à aiguiser notre avantage concurrentiel». La concurrence, a ajouté M. Blinken, ne doit pas nécessairement être synonyme de conflit. Cependant, la Maison-Blanche, qui a identifié la Chine comme son «défi structurant» (pacing challenge), ne recule pas devant l’éventualité d’une guerre, en commençant par «réorienter nos investissements militaires en abandonnant les plates-formes conçues pour les conflits du 20e siècle au profit de systèmes asymétriques à plus longue portée, plus difficiles à repérer et plus faciles à déplacer».
L’abandon par les Etats-Unis de «l’ambiguité stratégique» concernant Taïwan a été confirmé par la directrice du renseignement national, Avril Haines.
Trois mois plus tard, l’adoption des lois sur la réduction de l’inflation et la production des semi-conducteurs (CHIPS) a concrétisé «l’intégration approfondie de la politique intérieure et de la politique étrangère»8. Les restrictions à l’exportation vers la Chine de composants semi-conducteurs essentiels dans le domaine de l’intelligence artificielle, votées en septembre et certifiées le mois suivant, viennent confirmer la volonté de monopoliser les technologies dites de «point d’étranglement» ou de «goulot d’étranglement», une véritable déclaration de guerre économique. «Ces actions», conclut un rapport du CSIS, «témoignent d’un degré sans précédent d’interventionnisme du gouvernement étasunien pour préserver non seulement le contrôle des points d’étranglement, mais aussi amorcer une nouvelle politique active des États-Unis visant à étrangler de vastes segments de l’industrie technologique chinoise, avec l’intention de tuer.»
De manière sinistre, M. Sullivan a évoqué le projet Manhattan. Pendant trop longtemps, a-t-il affirmé, les États-Unis n’ont cherché qu’à obtenir un avantage «relatif» dans des domaines sensibles de la haute technologie; ils vont désormais «maintenir une avance aussi grande que possible». Les restrictions technologiques imposées à Moscou à la suite de l’invasion de l’Ukraine auraient démontré que «les contrôles des exportations peuvent être plus qu’un simple outil de prévention». Les «interdictions liées à la chaîne d’approvisionnement», dans le jargon de la défense, sont un exemple type de la fongibilité des actifs économiques et stratégiques9.
Une archipel de bases militaires
La musique qui retentit à Washington est résolument militaire. Quelques semaines avant que le Congrès ne vote sur l’IRA, la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, est arrivée à Taipei à bord d’un avion de l’armée de l’air, escortée par une douzaine de F-15 et le groupe de frappe du porte-avions USS Ronald Reagan («totalement inconscient, dangereux et irresponsable», selon les termes de Thomas Friedman); «une provocation politique majeure» selon le ministère chinois des Affaires étrangères)10. La menace militaire accrue exercée par les États-Unis avait pourtant commencé dès le début de la présidence Biden — qui, loin de modérer les fanfaronnades de Trump, s’en est inspirée, ne s’arrêtant que pour rallier au projet les alliés mécontents de l’OTAN et de l’Organisation du Traité de l’Asie du Sud-Est (OTASE)11.
Depuis la revitalisation de l’alliance «Quad» au début de 2021, renforcée depuis par l’accord AUKUS, les États-Unis ont élargi leur archipel déjà vaste de bases militaires, dotées de forces mobiles rapidement déployables, de capacités de frappe en profondeur et de systèmes sans pilote12. L’objectif, selon Ely Ratner, secrétaire adjoint à la Défense pour les Affaires de sécurité Indo-Pacifique, est d’établir «une présence plus résiliente, plus mobile et plus létale dans la région indopacifique» 13. L’intensification des exercices navals conjoints entre les États-Unis et le Japon à l’automne 2022 a marqué un tournant décisif à Tokyo, dans le cadre d’une nouvelle stratégie de sécurité nationale axée sur la menace «sans précédent» que représente la Chine; s’en sont suivies des commandes de centaines de missiles de croisière Tomahawk, ainsi que le déploiement d’un nouveau régiment littoral de marines à Okinawa.
Au début de l’année 2023, la panique provoquée par l’observation de ballons non identifiés a coïncidé avec la fuite d’un mémo du chef de l’US Air Mobility Command, révélant que les États-Unis entreraient en guerre avec la Chine d’ici 202514. En février, le Pentagone a annoncé des plans visant à quadrupler les forces déployées à Taïwan, ainsi qu’une augmentation des ventes d’armes15. Par ailleurs, certains fonctionnaires envisagent désormais publiquement de faire exploser les usines de semi-conducteurs de l’île en cas d’invasion chinoise. Rompant ouvertement avec le principe diplomatique de longue date «d’une seule Chine» (revendiqué à la fois par Pékin et le Taipei du KMT, et officiellement reconnu par Washington dans le communiqué de Shanghai de 1972), M. Biden a affirmé à plusieurs reprises son intention de recourir à la force dans une telle éventualité. L’abandon par le gouvernement des États-Unis de «l’ambiguïté stratégique» a été confirmé par la directrice du renseignement national, Avril Haines, lors de sa déposition au Sénat en mars dernier. L’évocation périodique d’un «dégel» ne fait que souligner la tendance à l’escalade.
Des alliés sous le coude
Si la gauche étasunienne entretenait encore quelque doute quant aux implications internationales des Bidenomics, M. Sullivan aurait dû les dissiper à la fin du mois d’avril, dans un discours prononcé à la Brookings Institution sur le thème «Renouveler le leadership économique des États-Unis16». À ceux qui s’étonnent que le thème soit confié au conseiller à la sécurité nationale, M. Sullivan insiste à nouveau sur la primauté des préoccupations de politique de puissance sur le fondamentalisme de marché panglossien. L’essor de la Chine est présenté comme une preuve contre la nostalgie du laissez-faire mondialiste. Les «ambitions militaires» chinoises, les «pratiques économiques non mercantiles» et l’absence de «valeurs» occidentales — sans parler de la mainmise de Pékin sur le lithium, le cobalt et d’autres «minerais critiques» — exigeaient une réponse ferme. L’investissement dans la production de véhicules électriques et de puces électroniques a constitué un premier volet, de même que le Partenariat pour l’infrastructure et l’investissement mondiaux (Partnership for Global Infrastructure and Investment), un cartel commercial antichinois conçu comme une réponse à l’initiative «Ceinture et Route» (Belt and Road Initiative). «Nous poursuivrons sans réserve notre stratégie industrielle à l’intérieur de nos frontières», a déclaré M. Sullivan, «mais nous nous engageons sans ambiguïté à ne pas laisser nos amis sur le carreau».
Les restrictions à l’exportation vers la Chine de composants semi-conducteurs confirment la volonté de monopoliser les technologies.
Pour prendre la mesure de ce «nouveau consensus de Washington», il suffit d’écouter le discours prononcé une semaine plus tôt par la secrétaire au Trésor Janet Yellen à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies17. En ouverture de son intervention, Mme Yellen, considérée comme la «colombe», par opposition au «faucon» Sullivan, a évoqué «la décision de la Chine de s’écarter des réformes du marché pour adopter une approche plus étatique qui a porté préjudice à ses voisins et aux pays du monde entier». «Ces développements interviennent», a-t-elle poursuivi, «alors que la Chine adopte une attitude plus conflictuelle à l’égard des États-Unis, de nos alliés et de nos partenaires, pas seulement dans la région indopacifique, mais aussi en Europe et dans d’autres régions».
Face à une conjoncture tendue, la politique économique étasunienne obéirait à quatre objectifs : premièrement, garantir les «intérêts de sécurité nationale» de Washington et de ses alliés; deuxièmement, continuer à «utiliser nos outils pour perturber et décourager les violations des droits humains où qu’elles se produisent dans le monde»; troisièmement, une «concurrence saine» avec la Chine, subordonnée à l’abandon de ses «pratiques économiques déloyales» et au respect de «l’ordre économique mondial fondé sur des règles»; quatrièmement, une «coopération sur des questions telles que les crises du climat et de la dette». Sécurité nationale, police mondiale, concurrence, coopération : la hiérarchie est claire.
D’un point de vue rhétorique, la Maison-Blanche a insisté sur le fait que son objectif n’est pas la «distanciation» économique, mais plutôt la «réduction des risques» vis-à-vis de la Chine — une trouvaille d’Ursula von der Leyen, la soi-disant présidente de l’UE, qui incite les Européens à se mettre au diapason de Washington18. Les politiques de M. Biden ont toutefois laissé planer le doute quant au sort réservé aux «amis». Des décennies d’indécision de la part des États-Unis sur les objectifs climatiques, conjuguées au culte du libre-échange, ont vu l’Allemagne et la France prises au dépourvu par le retour en force des droits de douane, du contrôle des capitaux et des subventions nationales à l’industrie. La «Next Generation UE», au cœur du «Green Deal» dévoilé par Mme von der Leyen en janvier 2023, offre quelque 720 milliards d’euros de subventions et de prêts aux gouvernements européens, une somme comparable à celle de l’IRA. Or, comme le soulignent Kate Mackenzie et Tim Sahay, les pays de l’UE ont déboursé une somme presque aussi importante rien qu’au cours de l’année écoulée sous forme de subventions pour compenser la crise énergétique résultant de la guerre par procuration en Ukraine19. Hormis les visites de Scholz et de Macron à Pékin, l’Union ne montre guère plus de volonté de tenir tête en Asie à son protecteur, l’OTAN, qu’elle n’en montre pour une action indépendante en Europe. Josep Borrell, l’acolyte de Mme von der Leyen à Bruxelles, a dernièrement appelé les États membres à déployer des navires de guerre pour patrouiller en mer de Chine méridionale[/note].
Les embargos technologiques, les sanctions et les politiques d’alliance ont tous leur place dans une perspective stratégique plus large, classée par les planificateurs de guerre du Pentagone sous le mot d’ordre «déni». Ostensiblement, ces mesures visent à défendre les positions avancées étasuniennes aux frontières de la Chine, à commencer par le «hérisson militaire» de Taïwan. L’idée que le gouvernement des États-Unis devrait se préparer à «dénier» à la Chine ses ambitions régionales bénéficie d’un large consensus au sein de l’establishment, du Quincy Institute, qui prône la «retenue», à la Heritage Foundation et au Center for a New American Security, même si des désaccords subsistent quant aux spécificités20. Comme l’endiguement, son prédécesseur immédiat, le «déni» est un concept labile. Alors que pour certains, l’accent est mis sur la contre-position au contrôle ou à la primauté — l’idée que la puissance étasunienne doit être suffisamment impressionnante pour dissiper toute idée de défi — d’ inspirés par la théorie de la dissuasion, établissent une distinction entre la «punition», ou la menace d’infliger des dommages inacceptables à un adversaire ex post facto, et une posture militaire activiste, destinée à rendre un territoire invincible21.
L’escalade du déni
Quoi qu’il en soit, Washington doit concilier l’impératif d’empêcher tout autre État que le sien de dominer l’un des grands centres du pouvoir mondial (Asie, Europe, golfe Persique) avec la désaffection probable de ses citoyens à l’égard d’une guerre internationale majeure à l’étranger, après vingt années d’escapades militaires incessantes. Selon Elbridge Colby, son théoricien le plus influent, une «stratégie de déni» permettrait de fait de répondre aux deux objectifs, en ménageant les ressources tout en préparant le terrain pour rallier l’opinion publique. Dans ce contexte, la focalisation aveugle de la gauche étasunienne sur l’impact national des Bidenomics n’est pas sans rappeler «l’impérialisme social» de la belle époque européenne, lorsque les Webb et les Bernstein célébraient l’augmentation de la part du gâteau revenant à leur classe ouvrière nationale, alors que les rivalités interimpériales et les déprédations coloniales allaient en s’accélérant jusqu’à la catastrophe.
L’analogie historique pertinente est celle du Japon impérial en 1941, poussé par l’embargo pétrolier des États-Unis à lancer sa calamiteuse attaque sur Pearl Harbor, ameutant ainsi une population jusqu’alors réticente. «Dans un contexte où une défense par déni ciblé aurait toutes les chances d’échouer, écrit Colby, l’objectif stratégique des États-Unis devrait être de forcer la Chine à faire ce que le Japon a fait de son propre chef : pour tenter de réaliser ses ambitions, la Chine devrait se comporter de manière à aiguillonner et à durcir la détermination des peuples de la coalition élargie à intervenir et, pour ceux qui sont engagés, à intensifier et à élargir la guerre à un niveau qui leur permettrait de la gagner». Des plans ont été élaborés en conséquence. «Nous avons manqué notre chance d’adopter une stratégie de défense plus nuancée», regrette Colby, «et maintenant nous allons devoir faire des choses qui semblent très extrêmes» 22.
La presse financière commence à exprimer un certain malaise face aux positions bellicistes de M. Biden et de M. Sullivan.
Dénier, c’est refuser, retenir ou abjurer. Le terme allemand verleugnung, en langage freudien, a un sens supplémentaire. Il exprime l’incapacité ou le refus de reconnaître une réalité désagréable ou traumatisante. Il est également lié à la perversion — lorsque le désir est absent, l’attention peut se fixer sur un substitut ou un fétiche présent. Le 46e président des États-Unis n’est certainement pas à l’abri de sentiments de cette nature. Mais l’auto-illusion est omniprésente. Lorsque Nancy Pelosi a planifié sa démarche chauvine à Taiwan, les apparatchiks démocrates en ont minimisé les conséquences; pour Matt Duss, ancien conseiller en politique étrangère de Bernie Sanders, et l’activiste progressiste Tobita Chow, le véritable danger était moins la tournée éclair de Mme Pelosi que ceux qui s’en alarmaient, leurs avertissements étant un exemple d’«inflation de la menace» 23.
Dernièrement, la presse financière a devancé la gauche éco-socialiste en commençant à exprimer son malaise face aux postures ouvertement bellicistes de M. Biden et de M. Sullivan. The Economist et le Financial Times ont pris leurs distances par rapport aux envolées les plus enflammées émanant des responsables étasuniens, soulignant la nécessité de tempérer la rhétorique belliqueuse avant qu’elle ne se transforme en une nouvelle réalité, à l’instar de ce qu’aurait pu dire à l’époque M. Donald Rumsfeld. Le FT a publié un article d’opinion percutant d’Adam Tooze appelant à une stratégie d’adaptation à la montée en puissance de la Chine — une proposition susceptible d’être jugée par l’actuelle Maison-Blanche «soit comme une trahison, soit comme non planétaire» 24.
Lorsque les autorités chinoises ont annoncé une interdiction réciproque de l’utilisation des microprocesseurs fabriqués par Micron Technology, basée à Boise, la secrétaire d’État au commerce, Gina Raimondo, a dé que les États-Unis «ne toléreraient pas» cette décision. «Nous considérons cela comme de la coercition économique pure et simple» 25. Coercition ou prudence, «maintien de notre avance en matière de science et de technologie» ou «modernisation de la chaîne de la mort», «pratiques de distorsion du marché» ou soutien au «travailleur étasunien», «justice environnementale» ou épreuve de force nucléaire sur le détroit de Taïwan? Les évaluations critiques des politiques de Bidenomics se doivent de faire clairement la part des choses.