383 milliards d’euros de transactions ont transité des entreprises belges vers les paradis fiscaux en 2020. C’est l’équivalent de près de trois quarts du PIB du pays. Pourtant, le gouvernement peine toujours à combattre efficacement la fraude et l’évasion fiscale.
En 2010, la Belgique a adopté une loi pour démontrer son engagement à lutter contre l’évasion fiscale. Ainsi, les entreprises qui réalisent des paiements de plus de 100 000 euros annuellement vers les paradis fiscaux doivent en principe déclarer ceux-ci au fisc. Mais, selon un rapport de la Cour des comptes, cette mesure s’avère inefficace pour combattre réellement l’évasion fiscale.
L’évasion fiscale prive le budget de l’État d’environ 30 milliards d’euros, un trou supérieur au déficit budgétaire de 2023.
Dans un contexte budgétaire qui appelle à des économies ou de nouvelles recettes, le gouvernement belge a donc de la marge pour mettre les bouchées doubles sur la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale qui, selon les estimations, privent chaque année la Belgique d’environ 30 milliards1 d’euros de recettes fiscales. Un trou supérieur à celui du déficit budgétaire annoncé pour 2023, estimé à 27 milliards d’euros.
Des fuites de capitaux qui pèsent sur l’ensemble de la société
L’évasion et la fraude fiscale ont toujours fait l’objet de vifs débats, beaucoup estiment qu’elles portent atteinte aux principes d’équité et d’égalité qui sous-tendent notre système fiscal. L’évasion fiscale est définie comme l’utilisation de moyens légaux ou à la limite de la légalité (mais pas nécessairement moraux), pour réduire ses obligations fiscales, tandis que la fraude fiscale implique des activités illégales telles que la dissimulation de revenus ou d’actifs aux autorités fiscales.
En Belgique, comme dans de nombreux autres pays, l’ampleur de l’évasion fiscale et l’injustice qu’elle engendre au sein de la société suscitent une inquiétude croissante. Les impôts constituent un mécanisme essentiel pour assurer la solidarité au sein d’une société. Ils constituent la base du financement des biens et services publics qui profitent à toutes et tous, quel que soit leur statut. Et l’évasion fiscale sape cette solidarité de plusieurs façons.
Ceux qui ne peuvent pas élaborer de montages fiscaux doivent en retour supporter une part complémentaire disproportionnée des impôts.
Tout d’abord, elle sape l’économie du pays en réduisant les recettes fiscales perçues par l’État, ce qui entraîne un sous-financement des services publics essentiels tels que les soins de santé, l’éducation, la protection sociale et les infrastructures. Cela engendre une détérioration de la qualité de ces services, ainsi qu’une augmentation des inégalités et des problèmes sociaux. L’évasion fiscale est également une forme d’injustice, qui permet aux membres les plus riches de la société d’éviter de contribuer à hauteur de leur juste part au développement social et économique du pays.
L’impact sociétal de la fraude et de l’évasion fiscale est donc important. Ceux qui ont les moyens de s’engager dans des schémas sophistiqués de planification fiscale sont en mesure de faire sécession du reste de la société, tandis que ceux qui ne le peuvent pas doivent en retour supporter une part complémentaire disproportionnée de la charge fiscale. Dans le monde, les paradis fiscaux sont le moteur de l’opacité financière. Ils alimentent la fraude fiscale, l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent. Ils permettent d’ailleurs aux 0,01 % les plus riches d’échapper à un quart de leurs impôts2. Cela a pour conséquence de creuser les inégalités entre les riches et les pauvres, de menacer les services à la collectivité et de reporter la charge du financement des services publics sur les moins nantis. L’inaction face à l’évasion fiscale est donc non seulement préjudiciable à la société dans son ensemble, mais aussi à la cohésion sociale et à la stabilité économique à long terme du pays.
Le gouffre de l’évasion fiscale dépasse le déficit budgétaire
L’augmentation des sommes transférées de la Belgique vers les paradis fiscaux reste préoccupante. Les montants déclarés par les entreprises ont atteint en 2020 la somme astronomique de 383 milliards d’euros3. En fait, ce montant correspond aux montants des transactions que certaines entreprises ont effectuées vers les paradis fiscaux en 2020. Si on se penche sur la perte de recettes fiscales pour la Belgique, on estime plutôt que la fraude et l’évasion fiscale engendrent une perte annuelle de 30 milliards d’euros.
Les paradis fiscaux permettent aux 0,01 % les plus riches d’échapper à un quart de leurs impôts.
Il s’agit d’une somme conséquente. À titre d’exemple, le déficit budgétaire de la Belgique est estimé à 4,8 % du PIB, soit 27,4 milliards d’euros4. Le trou creusé par la fraude et l’évasion fiscale est donc plus grand que le trou budgétaire.
Malgré tout, le fait que 383 milliards d’euros de transactions aient transité de la Belgique vers les paradis fiscaux reste extrêmement interpellant. C’est comme si trois quarts de l’ensemble de la richesse produite en une année en Belgique avait atterri dans les paradis fiscaux. Cela illustre à quel point l’activité des paradis fiscaux envers la Belgique est intense et à quel point leurs pratiques fiscales agressives continuent à attirer les capitaux et à alimenter la concurrence fiscale entre les États.
Le rapport de la Cour des comptes sur les paiements effectués par les entreprises belges vers les paradis fiscaux5 met d’ailleurs en évidence les insuffisances de la législation belge actuelle. D’abord, l’arrêté royal qui fixe la liste des paradis fiscaux vers lesquels les paiements effectués doivent être déclarés n’a plus été mis à jour depuis 2016. Ensuite, les contrôles effectués par les autorités fiscales donnent peu de résultats6.
En 2020, les montants déclarés par les entreprises dans les paradis fiscaux ont atteint la somme astronomique de 383 milliards d’euros.
Par ailleurs, il s’avère complexe de contrôler l’obligation de déclarations des entreprises. Seulement 0,2 % des sociétés belges déclarent effectivement entre 10 000 et 15 000 paiements vers les paradis fiscaux chaque année. Et ce sont principalement les entreprises déclarantes (qui jouent donc les règles du jeu) qui risquent de voir leurs paiements contrôlés. Finalement, les effectifs du SPF Finances sont bien insuffisants pour mener à bien la mission. Seulement quatre agents du SPF Finances (à temps partiel) sont affectés au traitement de ces dizaines de milliers de paiements.
Combattre efficacement la fraude et l’évasion fiscale : des solutions existent.
Si les autorités veulent combattre efficacement les paradis fiscaux, elles doivent se doter d’outils qui leur permettent de rivaliser à armes égales. Des améliorations dans la législation sont donc inévitables pour contrôler et réguler les flux financiers. Plusieurs solutions existent qui pourraient être mises en œuvre en Belgique, mais aussi dans l’UE afin de récupérer les milliards d’euros qui s’évaporent vers les coffres-forts des paradis fiscaux :
- Pour commencer, il faudrait établir des listes des paradis fiscaux pour que tous les pays et juridictions avec des pratiques fiscales dommageables y soient répertoriés. En Belgique et dans l’UE, il existe effectivement des listes de paradis fiscaux, mais celles-ci sont soit obsolètes soit manquent d’efficacité et de transparence. Par exemple, le fait d’avoir des taux d’imposition nul ou très faible n’est pas un critère qui détermine si un pays doit figurer ou non sur les listes européennes des paradis fiscaux. Un non-sens absolu. Un autre exemple ? Les pays européens sont automatiquement exemptés de figurer sur les listes belges et européennes des paradis fiscaux. Pourtant, certains des paradis fiscaux les plus attractifs agissent au sein même du territoire de l’Union européenne. On pense par exemple au Luxembourg, mais également à Malte qui, en plus du soleil, offre un climat fiscal favorable aux ultra-riches puisque 10 % des plus gros super yachts du monde y sont immatriculés7. Aujourd’hui, les listes de paradis fiscaux ne permettent donc pas de répertorier l’ensemble des juridictions où les grandes multinationales, les ultra-riches, mais également les oligarques et les réseaux criminels cachent leur argent. Une autre piste pour que la Belgique ferme les robinets de l’évasion fiscale, serait d’ailleurs qu’aucune Convention préventive de la double imposition ne puisse être conclue avec des pays identifiés comme des paradis fiscaux.
- Il faudrait également sanctionner les organisateurs de la fraude et de l’évasion fiscale. Entre les pays qui encouragent la fraude et l’évasion fiscale et les sociétés et les particuliers qui pratiquent la fraude et l’évasion fiscale, il y a une série d’intermédiaires qui vivent du business de la fuite des capitaux. Il s’agit de cabinets d’avocats et de conseillers fiscaux, mais également des fameuses Big 4. Ce sont les véritables artisans, organisateurs et facilitateurs de la fuite des capitaux. Tous les scandales fiscaux de ces dernières années l’ont démontré, que ce soit les LuxLeaks, les Malta files ou les Pandora Papers. Un moyen de lutter efficacement contre ces pratiques qui sapent la solidarité et menacent la cohésion sociale et économique est de prévoir des sanctions pour les organisateurs de la fraude et de l’évasion fiscale. Il faut donc pouvoir sanctionner administrativement les intermédiaires financiers et les conseillers fiscaux qui se rendent complices de montages frauduleux. Mais pas seulement, il faut également prévoir des sanctions financières au pénal pour les faits les plus graves et une interdiction d’exercer.
- Mais on ne peut pas non plus combattre la fraude et l’évasion fiscale sans plus de transparence fiscale. Ainsi, les entreprises ayant des activités en Belgique ou au sein de l’Union européenne devraient être tenues de publier des informations sur les bénéfices réalisés et le montant des impôts qu’elles paient dans chaque pays ou juridiction où elles sont présentes. Cela limiterait fortement les possibilités des multinationales de continuer à échapper à l’impôt dans le secret en transférant leurs bénéfices vers des paradis fiscaux situés en dehors de l’Union européenne par exemple. Il faut également mettre l’accent sur les registres publics des bénéficiaires effectifs, qui rendent plus difficile pour les individus de dissimuler leurs actifs. Cela peut notamment passer par registre européen des actifs tel que suggéré par l’observatoire européen de la fiscalité8.
Seulement quatre agents du SPF Finances (à temps partiel) sont affectés au traitement de ces dizaines de milliers de paiements.
- Et finalement, il faut renforcer les capacités de contrôle et d’enquête des administrations. La décision récente de créer des équipes d’enquêtes fiscales qui rassemblent des enquêteurs de la police judiciaire et des agents du fisc (dites MOTEM) est une très bonne chose. Mais de manière structurelle, on constate toujours un sous-financement des services publics chargés combattre la fraude et l’évasion fiscale. Les capacités de contrôle du SPF Finances diminuent depuis de nombreuses années et le sous-financement de la justice est structurel et ne permet pas de mener à bien toutes les investigations nécessaires pour combattre la criminalité financière. En parallèle d’un refinancement de ces services publics, la Belgique devrait également se doter d’un parquet national financier chargé de traquer la délinquance économique, fiscale et financière.
L’évasion fiscale reste donc un défi important en Belgique et dans le monde. La législation existante s’est révélée insuffisante pour lutter contre ce problème, et il faut faire davantage pour créer un système fiscal équitable et transparent. Pour relever ce défi, il importe de sévir contre les paradis fiscaux et mettre en place des politiques fiscales progressives. Il s’agit d’un préalable essentiel pour que les États puissent financer de manière adéquate les services publics tels que les soins de santé, l’éducation et les programmes de protection sociale. En prenant des mesures suffisantes contre la fraude et l’évasion fiscale, il est possible de contrecarrer les volontés d’austérité et de soutenir une société plus équitable et plus juste qui profite à tous ses citoyens.
Footnotes
- Richard Murphy, « Closing the European Tax Gap », Tax Research LLP, 29 février 2012.
- Annette Alstadsæter, Niels Johannesen et Gabriel Zucman, « Tax Evasion and Inequality », American Economic Review 2019, 109 (6) : p 2073-2103.
- Christian Savestre, « Évasion fiscale : quand le mépris d’État fait suite à son impuissance volontaire », Attac, 19 mars 2023.
- « Budget fédéral : le déficit public belge s’améliore de 6,2 milliards comparé aux prévisions », rtbf, 16 mars 2032.
- « Paiements vers des paradis fiscaux », Cour des comptes, juin 2022.
- 16 % des contrôles de l’AGFISC donnent des résultats et 24 % des contrôles de l’ISI.
- « La loi du plus riche », Oxfam Belgique, janvier 2023.
- Gabriel Zucman, Lucas Chancel, Panayiotis Nicolaides, Theresa Neef et Thomas Piketty, Effective sanctions against oligarchs and the role of a European Asset Registry, EU Tax Observatory, mars 2022.