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Pour une histoire populaire

Daniel Zamora

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CAMILLE COLETTA + GÉRARD NOIRIEL

—21 avril 2017

  1. Gérard Noiriel est l’historien à l’EHESS et a écrit de nombreux ouvrages sur l’histoire ouvrière, l’immigration et le racisme en France. Plus récemment, il a publié chez Bayard deux ouvrages sur l’histoire du clown Chocolat.

Alors qu’il prépare Une histoire populaire de la France, l’historien Gérard Noiriel revient avec nous sur la manière d’écrire l’Histoire, sur la « crise » des réfugiés, sur les défis de l’antiracisme et sur le rôle des intellectuels.

Idomeni, Grèce, 2016, © istock by Getty Images

Lava : J’aimerais vous interroger sur votre nouvel ouvrage, Une histoire populaire de la France, qui devrait sortir prochainement. C’est un projet très ambitieux qui traverse, en quelque sorte, l’ensemble de votre travail. Qu’est-ce qui a motivé une telle entreprise et comment l’avez vous abordée en tant que sociologue et historien ?

Gérard Noiriel : J’ai longtemps été fort occupé par l’histoire de Chocolat, cet esclave noir cubain devenu un clown célèbre dans le Paris de la Belle époque. J’ai vécu cette expérience à fond puisque je lui ai consacré cinq ans de ma vie et deux livres. L’histoire de Chocolat est intéressante parce qu’il s’agit d’un fait mineur. Il m’a fallu retrouver l’histoire d’un personnage au sujet duquel on dispose finalement de très peu de sources.

Mais à partir de son histoire singulière, j’ai tenté d’interroger la question coloniale, celle de notre rapport à l’identité ou à l’histoire nationale. Avec un tel travail, j’espérais toucher d’autres publics que celui du monde scientifique au sens strict. Par la suite, j’ai eu envie de faire l’inverse… Finalement, je pense que c’est cela le métier d’historien : varier les exercices et essayer de tester ses compétences sur différents enjeux et à des échelles différentes.

Ce qui est important à mes yeux, dans une histoire populaire, ce n’est donc pas tellement le niveau sur lequel on porte le regard mais la manière de raconter. L’histoire doit être populaire dans le sens où elle doit toucher un public qui ne lit pas les ouvrages universitaires. Voilà la perspective de la socio-histoire telle que je la défends : s’efforcer d’interroger le passé pour comprendre le présent, penser l’Histoire comme une genèse. J’essaie de montrer les enjeux actuels et de comprendre comment ils s’enracinent dans le temps : de la déchéance de la nationalité, en passant par la loi El Khomri, jusqu’à la mondialisation.

L’autre motivation de ce livre est d’ordre plus intellectuel. Je suis arrivé à un moment où j’éprouve le besoin de rassembler un certain nombre de choses que j’avais écrites sur l’histoire de la France. Je suis intervenu sur l’histoire de l’identité nationale, sur les classes sociales, sur les ouvriers, sur l’histoire intellectuelle, sur les papiers d’identité. C’est donc aussi une manière de… je ne dis pas de faire un testament (rires). Mais je pense que ce sera un de mes derniers gros livres.

Daniel Zamora. Je voudrais aussi rebondir sur l’idée même d’histoire populaire. J’ai l’impression que depuis les années 90, il y a un certain déclin de l’intérêt pour les classes populaires, pas uniquement en tant qu’objets, mais aussi en tant que sujets de l’Histoire, en tant qu’ actrices des luttes d’émancipation. Qu’est-ce qui les a éclipsées pendant 25 ou 30 ans des études universitaires ?

Effectivement, j’ai pu le remarquer en me remettant à travailler sur la question des classes populaires. Je m’attendais à ce que tout ce que j’avais écrit sur ce thème soit devenu complètement obsolète en raison de la multiplication de travaux. Mais j’ai constaté que les grandes références bibliographiques datent des années 80 : Michelle Perrot, Yves Lequin, E.P Thompson, etc. Ensuite, il y a effectivement eu une éclipse jusqu’à la parution récente du livre de Michelle Zancarini-Fournel .

Il y a de nombreuses raisons à cela qu’il faudrait investiguer sérieusement. Je pense aux modes historiographiques, au retour de l’histoire culturelle ou de l’histoire politique qui est revenue en force dans les thèses d’historiens. C’est peut-être aussi la définition du mot populaire et son approche qui ont changé. Parfois, ce sont simplement des manières différentes de nommer des thèmes, qui en réalité se recoupent. Par exemple, en travaillant sur l’immigration, j’avais le sentiment de travailler encore sur les classes populaires. De même pour Michelle Perrot quand elle travaillait sur le féminisme et sur les femmes.

Je tiens cependant à préciser que, pour moi, une histoire populaire ce n’est pas une histoire des classes populaires. D’une part, je m’efforce d’expliquer de façon accessible à tous l’histoire de France. Et, d’autre part, ce n’est pas uniquement une histoire du peuple, mais plus généralement une socio-histoire, c’est-à-dire un compte rendu des formes de domination qui ont traversé l’histoire française et qui se sont fixées dans la langue, dans le droit, dans les rapports sociaux. Le but est de montrer comment s’est construite cette réalité sociale qu’on appelle « la France », tout en privilégiant des questions qui sont au cœur des problèmes actuels : la nationalité, le droit du travail, la sécurité sociale, mais aussi l’héritage colonial, la famille, la mondialisation du capitalisme, la crise des partis politiques, etc.

Il me semble qu’on ne peut pas vraiment comprendre les mutations violentes que nous connaissons aujourd’hui si on ne les replace pas dans une perspective historique. C’est pourquoi je m’inspire du travail développé par Norbert Elias dans son livre sur l’histoire du peuple allemand (Studien über die Deustchen). Il s’agit pour moi de déconstruire cette entité réifiée qu’on appelle la France et de l’analyser comme une « société d’individus », liés entre eux par des interdépendances qui sont des relations de pouvoir (c’est à dire des relations de domination, mais aussi des relations de solidarité).

Une question peut-être anecdotique mais qui recoupe des préoccupations beaucoup plus profondes est celle de la période choisie. Le livre de Fournel commence en 1680. Vous décidez en revanche de commencer le vôtre en 1356. Pourquoi cette date plutôt qu’une autre ? Quand commence l’histoire de France ? Qu’est-ce que l’histoire de France ?

Apparemment, les éditeurs aiment bien qu’on leur fournisse des dates très précises. C’est la mode aujourd’hui d’écrire des histoires de France à partir de grandes dates. Cela me paraît un peu dérisoire. Mais s’il faut absolument donner un point de départ, je choisirais plutôt 1429, l’année où Jeanne d’Arc entreprend son épopée, qui permettra de mettre fin au siège d’Orléans par les Anglais et de couronner le roi Charles VII dans la cathédrale de Reims. Je privilégierais cette date parce que c’est un tournant dans ’la « guerre de Cent Ans », un tournant qui amorce le repli des Anglais sur leur île. Solidement installé, l’existence de l’État français ne sera plus sérieusement contestée. Si l’on définit un « peuple » comme un ensemble d’individus assujettis à un État, on peut dire que 1429 marque donc la date de naissance du peuple français.

Partir de Jeanne d’Arc me semble important également dans la mesure où c’est une façon de prendre en considération des éléments de la mémoire collective qui restent très populaires, bien qu’ils soient rejetés par l’élite cultivée ’qui les accuse d’alimenter des stéréotypes. Comme on le sait, c’est l’extrême droite catholique qui a forgé le mythe de la « pucelle d’Orléans », de l’héroïne qui a sauvé la France de l’envahisseur étranger. La Petite Histoire de France, publiée par Jacques Bainville en 1928, a joué un grand rôle dans cette mythologie, et elle est toujours en vente aujourd’hui. Cela me paraît intéressant de montrer que ce qui importe dans l’histoire de Jeanne d’Arc, ce qui compte encore aujourd’hui pour nous Français, ce ne sont pas ses racines paysannes ou sa religion, mais le rôle qu’elle a joué dans la consolidation de l’État français.

Vous mentionnez ces mythes entretenus par l’extrême droite et vous notez leur popularité croissante. Mais cette popularité n’est-elle pas également due à l’abandon des classes populaires par la gauche et au fait que celle-ci se dote également de référents identitaires ? Les récentes élections américaines ont vu la défaite d’une candidate qui s’était ouvertement présentée comme la candidate de la diversité, opposée aux « Blancs » « racistes » qu’elle a nommés les « déplorables ». En France, une analyse similaire avait été soutenue par la fondation Terra Nova peu avant les dernières élections présidentielles. Elle estimait nécessaire d’« abandonner les ouvriers », considérés comme sexistes, homophobes et réactionnaires, et de favoriser plutôt une coalition qui réunisse les « minorités ».

L’effondrement du monde ouvrier a eu des conséquences non seulement du point de vue des forces politiques et sociales qui pouvaient être mobilisées pour défendre les intérêts des classes dominées mais aussi dans les représentations qui en sont faites. On assiste à un affaiblissement du discours social. J’ai travaillé sur cette question à propos de l’immigration. L’abandon par la gauche de la référence à la classe ouvrière a renforcé les assignations identitaires et ethniques. C’est en forgeant l’étiquette « travailleur immigré », étiquette qui permettait le choix entre deux types d’affiliations, que les classes populaires – y compris immigrées – ont résisté à l’ordre établi, considéré comme rapports de classe, grâce à la dénonciation des « bourgeois » et ont conquis la majorité de leurs acquis sociaux.

Mais avec le démantèlement des organisations des classes populaires, c’est uniquement un vocabulaire ethno-racial qui est imposé aux groupes stigmatisés. Les formes de résistance à l’ordre établi s’expriment alors essentiellement dans des termes ethnicisés, contribuant malheureusement à renforcer le stigmate et la discrimination.

L’abandon par la gauche de la référence à la classe ouvrière a renforcé les assignations identitaires et ethniques.

Il faudrait également voir comment tout cela s’articule avec les évolutions dans le champ intellectuel. J’ai été contemporain de ces mutations. Les mouvements sociaux qui, dans les années 70, pouvaient encore s’articuler autour d’une stratégie commune, se sont petit à petit séparés, voire opposés. On l’a vu en France avec l’affaire du voile par exemple. Cela a commencé par une opposition entre féministes et antiracistes, qui s’est reconfigurée aujourd’hui en une opposition entre juifs et musulmans. Une multitude de ruptures se sont produites qu’il faudrait analyser de près. Je pense que les forces conservatrices ont attisé ces rivalités internes. J’appelle cela « la mise en concurrence des bonnes causes ».

Par ailleurs, ces mutations ont évidemment exercé des effets sur l’électorat, c’est-à-dire sur les capacités qu’ont les gens à se mobiliser, à se rassembler. Le moyen le plus facile pour fédérer les classes populaires a toujours été le nationalisme. Les partis d’extrême droite surfent là-dessus et ont le vent en poupe.

Il y a une phrase de Bourdieu que je cite très souvent. Dans les années 70, époque où le mouvement ouvrier était offensif, quelqu’un lui avait posé la question suivante : « Mais pourquoi les syndicats revendiquent toujours des augmentations de salaire ? ». Bourdieu répondit: « C’est parce qu’il faut nommer un malaise, et donc ils disent ‘j’ai mal au salaire’ au lieu de dire ‘j’ai mal partout’ ». Je trouve cette phrase très juste. Les dominés nomment leur souffrance en puisant leurs références dans les discours élaborés par’ ceux que j’appelle « les professionnels de la parole publique ».

J’ai écrit un livre qui s’appelle Racisme, la responsabilité des élites pour montrer le rôle joué par les professionnels de la parole publique dans la fabrication des références identitaires. La victoire de François Mitterrand a été un moment essentiel dans l’évolution du discours de la gauche à ce sujet. Le gouvernement socialiste s’est désolidarisé des OS immigrés en lutte dans les usines automobiles pour se focaliser sur la deuxième génération d’immigrés.

L’expression « travailleur immigré », qui datait du Front Populaire, a brutalement disparu au profit de termes ethniques comme celui de « Beur », qui désigne les Arabes dans le langage des banlieues. En raison de cette marginalisation du vocabulaire social dans l’espace public, les gens qui souffrent sont fortement incités à mobiliser des références identitaires comme la race ou la religion au détriment des références économiques et sociales, qui sont pourtant les plus importantes. C’est sans doute la prise de conscience de ces dérives qui explique le retour actuel à l’histoire populaire.

J’ai d’ailleurs lu que vous critiquiez la notion même de racisme, la considérant comme un terme « piégé ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est vrai que je suis assez critique par rapport à ce qu’est devenu l’antiracisme, et je crois que je ne suis pas le plus mal placé pour en parler puisque j’ai milité dans des associations antiracistes depuis l’époque où j’étais étudiant, ce qui remonte aux années 70 ! On peut difficilement m’accuser de n’y avoir pas accordé d’importance. Malheureusement, dès qu’on essaie de faire un bilan critique de ses propres engagements antiracistes, aussitôt le camp adverse utilise ces critiques pour alimenter sa dénonciation du « droit-de-l’hommisme ». Du coup, vos propres amis vous accusent de faire le jeu de l’adversaire.

Je pense qu’il faut penser l’antiracisme dans des termes neufs. Si on continue à raisonner avec des termes qui datent de la guerre précédente, on est vaincus, et c’est ce qui se passe actuellement. Aujourd’hui, le mot « racisme » a acquis un certain succès médiatique car il a été intégré dans le registre de la criminalité. Du coup, il peut être utilisé pour faire de l’info-spectacle. Le côté positif, c’est que des comportements ou des propos qui n’étaient jamais sanctionnés auparavant peuvent l’être aujourd’hui. Le côté négatif, c’est la banalisation qui conduit à mettre sur le même plan des choses extrêmement différentes. Les propos tenus par un citoyen lambda répondant à une question qu’un sondage lui impose sont mis sur un pied d’égalité avec les propos d’un homme public à la télévision ou dans la presse. Certes, comme l’avait déjà noté Lévi-Strauss, tous les êtres humains ont des préjugés. Mais les dominants ont le pouvoir d’imposer les leurs aux autres. Ce qui me semble très problématique, c’est la tendance (y compris chez les antiracistes) à confondre préjugés et racisme en occultant les relations de pouvoir, ce qui permet d’alimenter les discours réactionnaires sur le « racisme populaire ».

Cette banalisation conduit à affirmer que finalement tout le monde est raciste, et que ce n’est donc pas si grave. En examinant la part de responsabilité des intellectuels critiques dans cette évolution, j’en suis venu à remettre en cause la fameuse formule née en mai 68 : « Tout est politique ». Cette formule a permis de légitimer le retrait des intellectuels de la vie politique active en faisant croire qu’une tribune dans la presse ou un pamphlet révolutionnaire avaient un impact réel sur les luttes entre les partis pour la conquête du pouvoir d’État. Mais je n’insiste pas plus sur ce point car c’est l’une des questions que je suis en train d’approfondir dans le cadre de mon histoire populaire.

Comme l’avait déjà noté Lévi-Strauss, tous les êtres humains ont des préjugés. Mais les dominants ont le pouvoir d’imposer les leurs aux autres.

Je déplore aussi la place croissante occupée par la logique du procès dans les actions que mènent les organisations antiracistes. À mon avis, le succès du Front National à partir des années 80 tient au fait qu’il a su exploiter le potentiel ouvert par le triomphe de l’info-spectacle. Une petite phrase iconoclaste, c’est comme une petite bombe dans la sphère du discours public. C’est un moyen d’attirer l’attention, de se présenter comme « hors système ». Le Pen a bien compris qu’il suffisait de procéder par allusion ou de ne prononcer que la moitié d’une phrase. Il savait que les journalistes la compléteraient ou expliciteraient son sens à moitié caché. Du coup, ceux qui sont victimes des injustices de notre système démocratique peuvent adhérer à ces propos car ils y voient un moyen de résister à l’ordre établi.

Le FN assume aujourd’hui ce qu’on appelait autrefois « la fonction tribunitienne » du PCF. Sauf que le discours de classe a été remplacé par un discours xénophobe. La logique du procès peut ainsi avoir des effets contraires à ceux recherchés, en renforçant l’image du FN comme parti « hors système », brimé par les bien-pensants. Il faudrait mettre tout cela sur la table et y réfléchir collectivement. Malheureusement, jusqu’à présent, les associations antiracistes ne se sont pas engagées dans cette voie.

Vous déplorez le fait qu’une certaine conception de l’antiracisme conduit à faire des procès aux gens pour leurs petites phrases. Comment reformuler aujourd’hui l’antiracisme de façon à pouvoir aussi fédérer ceux que l’on accuse d’être des racistes irrécupérables ?

Notre travail consiste tout d’abord à montrer comment ces représentations se construisent. Je pense par exemple que chacun d’entre nous répond à une multitude de critères identitaires, et qu’il ne faut donc pas réduire une personne à un seul de ces critères. C’est pourquoi je me refuse à ne prendre en compte que la catégorie sociale des personnes, même si je pense que c’est le facteur explicatif le plus important.

Le FN assume aujourd’hui ce qu’on appelait autrefois « la fonction tribunitienne » du PCF. Sauf que le discours de classe a été remplacé par un discours xénophobe.

Je suis évidemment encore plus réservé à l’égard des sociologues, comme Eric Fassin ou Patrick Simon, quand ils font de la couleur de peau une catégorie, voire un personnage de la vie publique (le « blanc », le « noir », etc). Je comprends leur souci de construire de nouveaux outils pour analyser et combattre les discriminations, mais je ne pense pas que le rôle des sciences sociales soit de fabriquer des assignations identitaires, surtout quand celles-ci sont récusées par beaucoup des personnes concernées. Ce n’est pas parce qu’un petit nombre de porte-paroles parlent au nom des « blancs », des « noirs » ou des « indigènes », que nous devons renoncer à l’analyse critique de la construction des identités collectives.

Que la religion, l’origine ethnique ou raciale, le genre soient pris en compte dans l’analyse, en plus de la catégorie socio-professionnelle, cela me semble nécessaire. Tout le problème est de comprendre comment ces différentes composantes identitaires s’articulent les unes aux autres. Malheureusement, il n’existe pas d’espace commun où l’on pourrait réfléchir collectivement à ces questions. Les sciences sociales sont aussi clivées que le monde politique. Chacun plaide pour sa petite chapelle. Comment voulez-vous que les politiques puissent résoudre ces problèmes si nous-mêmes chercheurs, qui n’avons pas de responsabilités pratiques , ne sommes pas capables d’en discuter collectivement.

Les difficultés auxquelles sont confrontés les discours antiracistes s’illustrent particulièrement bien au regard de l’actualité sur les réfugiés. C’est d’ailleurs aussi un thème sur lequel vous avez beaucoup travaillé. Dans ce cadre, vous mentionnez le rôle du développement des chaînes d’information continue et la place grandissante de l’image dans l’information qui ont considérablement transformé la manière dont on perçoit les réfugiés. De figures essentiellement politiques, ils sont devenus des figures souffrantes appelant essentiellement à la compassion. Plus généralement, cela participe à la dépolitisation des questions humanitaires. On pense à l’image d’Aylan, cet enfant syrien, allongé mort sur la plage. Ce modèle compassionnel semble toutefois avoir montré ses limites puisque, un peu partout en Europe, de nombreuses personnes désirent arrêter le flux de réfugiés.

Parler d’épuisement du modèle compassionnel, cela voudrait dire que ce dernier aurait été doté, à un moment donné, d’une efficacité politique. Or je ne suis pas certain qu’il ait eu des effets concrets. Ce n’est pas parce que les gens pleurent le soir parce qu’ils ont vu un enfant réfugié abattu ou tué que le lendemain ils vont ouvrir leur porte à des réfugiés. Le droit d’asile est une notion éminemment politique qui engage la souveraineté de l’État.

L’article 20 de la Constitution de 1793 stipulait ainsi que le peuple français « donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la cause de la liberté ». C’est le peuple français qui accueille. C’est donc bien un acte politique qui signifie : « Nous, citoyens, nous prenons l’engagement d’accueillir les persécutés et nous sommes prêts à en payer le prix. » Car un engagement politique a toujours un coût.

Mais cette définition politique du droit d’asile a été progressivement remplacée par deux discours. D’un côté, le discours bureaucratique insinue que les demandeurs d’asile sont de faux réfugiés. Ce qui justifie l’inquisition administrative pour identifier les « vrais » réfugiés et chasser les « faux ». De l’autre, le modèle humanitaire, compassionnel, qui pleure sur ces pauvres gens. Ces deux modèles existent depuis toujours, mais je ne pense pas qu’ils avaient plus d’efficacité il y a 20 ans qu’aujourd’hui. En 1991, lorsque j’ai écrit La tyrannie du national : le droit d’asile en Europe, 1793-1993, il y avait beaucoup moins de demandes de réfugiés et pourtant on n’en accueillait pratiquement pas. D’après moi, ce n’est donc pas l’épuisement du modèle compassionnel qui pose problème, mais le fait que ce modèle a remplacé une culture politique qui faisait du droit d’asile un enjeu de citoyenneté.

Idomeni, Grèce, 2016, © istock by Getty Images

À votre avis, comment expliquer que ce modèle a été remplacé ?

On voit très nettement un désinvestissement des intellectuels pour le droit d’asile. C’était une grande cause : Michelet soutenait les Polonais chassés par l’invasion russe en 1830, Victor Hugo les Arméniens et les juifs de Russie. Plus tard, dans les années 30, des savants comme Einstein, Langevin et d’autres se sont engagés au sein des organisations antifascistes. Aujourd’hui, les intellectuels ne se mobilisent plus pour cette cause-là, ou très marginalement, et sous une forme purement conventionnelle.

On voit très nettement un désinvestissement des intellectuels pour le droit d’asile.

Enfin, les « stars » font maintenant des chansons…

Vous avez raison. De nouvelles figures publiques ont remplacé les intellectuels dans la défense des causes humanitaires. Mais cela ne change rien au fait que le registre émotionnel a pris la place du registre politique. Les médias jouent bien sûr un rôle essentiel dans ce processus. Il existe encore des Français qui s’engagent pour défendre les idéaux du droit d’asile mais leur action n’est presque jamais relayée par les médias. Près de 2000 communes se sont portées volontaires pour accueillir des réfugiés ces dernières années mais les médias n’ont parlé que de celles qui les refusaient. Les mêmes médias qui vont montrer des enfants en train de se noyer dans la mer ne diront pas un mot des formes de solidarité qui se développent dans telle ou telle ville, parce que ce n’est pas assez spectaculaire à leurs yeux.

Justement, dans le contexte actuel, marqué par l’élection de Donald Trump, le Brexit et la montée du FN, je voudrais vous poser une question sur la place des intellectuels. La méfiance est généralisée à l’égard des médias et des élites politiques, mais aussi à l’égard des intellectuels. Comment pensez-vous intervenir dans le débat public alors que les faits ont de moins en moins d’importance ? Comment mettre les connaissances spécialisées à disposition du grand public ?

Comme beaucoup d’autres, j’ai pris mes distances avec la posture de l’intellectuel qui passe son temps à critiquer les actions du pouvoir dans des tribunes de presse ou sur son blog. C’est pour cela que j’ai décidé de me retirer de la scène publique et de me consacrer à des tâches plus modestes d’éducation populaire. Je travaille avec des artistes et des militants associatifs autour de projets qui visent à transmettre les connaissances produites par les sciences sociales à des publics qui ne lisent pas nos livres et n’assistent pas à nos conférences. Évidemment, on touche moins de monde qu’en passant à la télévision, mais on a le sentiment d’être en contact réel avec les gens qui luttent pour leurs droits et leur dignité.

J’ai décidé de me retirer de la scène publique et de me consacrer à des tâches plus modestes d’éducation populaire.

D’ailleurs, votre projet de spectacle sur le clown Chocolat est né après les émeutes de 2005. Découle-t-il d’une volonté d’utiliser d’autres formes d’expression et de dialogue ?

Tout à fait. La démarche au sein du collectif DAJA (l’association d’éducation populaire que j’ai fondée en 2007) est le résultat d’un constat d’échec des formes classiques d’intervention des intellectuels dans l’espace public, suite aux émeutes de 2005. Je me suis dit qu’il n’était plus possible de continuer à faire des conférences dénonçant le racisme devant des publics qui étaient toujours convaincus d’avance. Le spectacle sur le clown Chocolat, qui a ensuite donné lieu à deux livres, à une exposition, puis au film réalisé par Roschdy Zem avec Omar Sy dans le rôle-titre, est le premier projet que nous avons mis en œuvre.

On continue d’ailleurs à présenter ce spectacle dans les écoles, dans les centres sociaux, dans les MJC, dans des lieux où l’on rencontre des jeunes de milieux populaires. La première version de notre spectacle était une conférence théâtrale. J’étais moi-même sur scène avec un comédien et un musicien. J’ai vécu la vie d’artiste (rires). Pas celle des grandes vedettes, mais la vie des artistes qui rament pour garder leur statut d’intermittents du spectacle.

Et puis, de cette façon, c’est vous qui imposez vos problématiques, sans devoir réagir constamment à la petite phrase toute faite, du type « est-ce que nos ancêtres sont des Gaulois »…

C’est tout le problème de nos démocraties : on est libre de répondre, mais on n’est pas libre de poser les questions. Qui fixe tous les matins la liste de questions à mettre dans l’actualité ? On parle souvent d’une « libération de la parole » sur Facebook mais ce ne sont pas les gens sur Facebook qui font l’actualité. L’actualité est déterminée par un petit nombre d’individus extrêmement puissants. Vous avez raison, si on ne veut pas répondre aux questions des autres et si on veut conserver la maîtrise de ses questionnements, il faut accepter de toucher moins de gens.

C’est aussi dans cette perspective que je conçois le rôle des sciences sociales comme outil politique. Rapprocher les sciences sociales des artistes, c’est aussi une manière de les défendre. Si on peut arriver à convaincre des gens qui sont dans le milieu du théâtre de travailler avec nous sans pour autant renoncer à leur créativité, cela enrichit leur démarche. Le cinéma est concerné aussi, mais j’avoue que je n’ai pas encore pu convaincre Omar Sy des vertus de la sociologie !